Brèves de comptoir : Tranches de vie
Scène

Brèves de comptoir : Tranches de vie

Pour la plupart, l’image de l’auteur écrivant dans les cafés et bistrots relève carrément du cliché. Pour Jean-Marie Gourio, c’est une expérience concrète. Et une inépuisable mine d’histoires humaines. Depuis 1988, l’écrivain français collige les paroles entendues au hasard de ses fréquentations des établissements parisiens, les trie, puis les transcrit fidèlement, à raison d’un livre par an.

Dès mardi, au Monument-National, on pourra entendre certaines de ces Brèves de comptoir grâce au «picollage» (une contraction des mots picoler et collage…) de textes signés par le Groupe Audubon, à partir des best-sellers de Gourio.

Pour ce troisième spectacle d’Audubon, Gourio succède donc à l’auteur fétiche de la compagnie créée en 94, Boris Vian (il reviendra peut-être boucler la boucle, lors du prochain show); et le directeur artistique Carl Béchard, trop occupé, a cédé la place au metteur en scène Jean-Stéphane Roy. Quelque chose comme un show charnière pour la troupe, récipiendaire l’an dernier du Masque de la révélation, qui lui permet d’explorer des voies un peu différentes, et où l’émotion vient soutenir son habituelle rigueur formelle. Mais le plaisir de la langue, central pour les créateurs de Et Vian! Dans la gueule…, est toujours là.

Ils ont découvert dans ces Brèves de comptoir une grande richesse. «Ces textes transportent à la fois naïveté et vérité, souligne Jean-Stéphane Roy. Avec l’alcool, les barrières tombent, les grandes vérités sortent (rires). Gourio dit que c’est comme le génie des petites gens qui ressort. Et c’est pas politically correct, c’est fantastique! Ça dit des affaires tellement énormes sur l’humanité et la société, des vérités qu’on n’ose pas dire. Là, c’est un peu naïf, donc c’est excusable.»

«Et pour moi, ce collage, je sais que c’est cliché de dire ça, mais c’est comme un condensé de la vie, poursuit le metteur en scène. L’étouffement, le vide qu’on essaie toujours de remplir. Quelqu’un m’a déjà dit que le vide qu’on ressent, c’est la place que Dieu cherche à prendre et qu’on ne lui donne pas. Et qu’on essaie vainement de remplir par l’alcool, le sexe, la drogue, les sorties, la télé…»

Faisant le tri à travers la montagne de quelque 30 000 brèves, les membres d’Audubon ont privilégié la rêverie, la poésie, et, au dire du comédien Claude Gagnon, ont été surtout touchés, dans ce portrait d’une humanité fatiguée, par la solitude des êtres, en dépit du lieu public qui les réunit. «Le bistrot, c’est la seule place où ils rêvent, où ils disent ce qu’ils pensent. C’est le seul endroit où ils sont eux-mêmes, sans censure, mais dans une solitude tellement grande.» Des «tu-seuls», comme on dirait au Québec…

Collage de scènes arrachées à la vie, dénuées de morale, sans logique visible, ni sens unique et précis, le spectacle révélera des types plutôt que des personnages.

Les créateurs n’ont surtout pas essayé de faire de ces «moments» une histoire linéaire – ce qui a déjà été fait en France. «Ce serait niaiseux de faire un Broue français, juge Roy. C’est pour ça qu’on a décollé du réalisme, et qu’on est allés dans une proposition théâtrale dont le public devient complice – et non pas voyeur.» Soudés les uns aux autres, certains dialogues composent un univers étrange…

«C’est sûr qu’à la base, ce ne sont pas des textes de théâtre. Ils ne transportent pas une ligne, un message, une situation. Le travail qu’on fait, c’est justement d’essayer de créer la situation pour chaque texte, pour que ça devienne des codes universels, une espèce de mémoire collective.»

Et ne dit-on pas que la vie dépasse l’art? «Parfois, j’ai quasiment l’impression de voir du Beckett: l’attente continuelle d’un monde meilleur qui n’arrivera jamais, confie Jean-Stéphane Roy. Tu sais qu’il n’arrivera jamais; mais tu es là quand même pour l’attendre, au cas où tu te serais trompé…»

Du 7 au 25 septembre
Au Théâtre du Maurier du Monument-National
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