Scène

Autodafé : Jour nouveau

L’un est comédien, l’autre est éducateur. Plutôt que d’attendre tranquillement son tour, le duo a foncé et fondé le Théâtre du Grand Jour. Leur saison commence le 14 septembre, avec la création d’Autodafé, d’Olivier Choinière, au Théâtre La Chapelle.

Depuis deux ans, Sylvain Bélanger et Éric Belley montent, lentement mais sûrement, un projet qui suscite de la sympathie, des appuis, mais aussi du scepticisme et des sourires en coin dans le milieu théâtral. Pensez donc: non contents de fonder une compagnie, ils entendent ouvrir un nouveau théâtre, destiné aux jeunes créateurs. Une autre salle, alors que la situation des théâtres existants est déjà précaire!

En attendant de trouver le lieu rêvé (une modeste salle de 100 à 200 places, en plein coeur du centre-ville, s’il vous plaît), qu’il prévoit inaugurer en septembre 2000, le duo va tout de même de l’avant avec la première saison du Théâtre du Grand Jour, qui s’ouvrira le 14 septembre, par la création d’Autodafé, d’Olivier Choinière, au Théâtre La Chapelle, pour l’instant.

La compagnie vise à combler le trou noir où tombent les jeunes créateurs entre leur sortie des écoles et leur entrée dans les théâtres «plus traditionnels». Les artistes en herbe trouveraient au sein du futur lieu – forcément de passage, pour les administrateurs comme pour les artistes, la jeunesse n’étant pas éternelle… – un encadrement administratif, une structure leur permettant, enfin, de se concentrer uniquement sur leur art. Et plus encore. Plutôt qu’une simple salle de diffusion, le Théâtre du Grand Jour – comme dans: mettre quelque chose au grand jour… – se veut un véritable «centre culturel pour les jeunes», une tribune, un carrefour d’idées.

«Les jeunes compagnies remplissent souvent les trous entre deux gros shows dans les autres théâtres, explique Sylvain Bélanger, comédien et directeur artistique. Notre objectif, c’est de se donner du pouvoir, et d’avoir notre lieu à nous. On veut monter trois créations par an, et, autour de ça, vraiment habiter le lieu, pour que les peintres, les cinéastes, les gens de théâtre se côtoient. En fait, on tente un effort collectif, pour que les jeunes de notre génération se voient. Je trouve que les gens ne se mélangent pas. Même entre les jeunes troupes théâtrales, il n’y a pas de débats, pas d’échanges, sauf dans les bars… Pourquoi ça ne se ferait pas au théâtre même? Et on a peur de se confronter, parce que c’est un petit milieu, incestueux. J’aimerais que les artistes puissent dire: "J’ai pas aimé ton show parce que…" C’est sain d’avoir des débats comme ça.»

Le directeur général Éric Belley, un éducateur spécialisé qui, jusqu’il y a deux ans, n’était pas familier avec le théâtre, se dit étonné de constater «à quel point les gens ne se parlent pas», d’un théâtre à l’autre. «Pourtant, on n’est pas en compétition. Au contraire, plus les gens vont fréquenter un théâtre, plus ils vont aller ailleurs après. Je pense que si on veut attirer du monde, il faut que les gens du milieu se parlent.»

En plus de la salle et des services, le tandem désire offrir aux créateurs invités un public qui leur ressemble, rejoint par des «moyens de mise en marché très différents» («Il n’y aura pas d’abonnement chez nous, parce qu’on pense que c’est révolu.»). Or, ils constatent que, sauf exceptions, les 18-35 ans fréquentent très peu les scènes. «Actuellement, les gens qui remplissent les théâtres ont 40 ans et plus, note Éric Belley. Dans 10 ou 15 ans, qui va les remplir, si on ne développe pas la clientèle maintenant?»

Cette tranche de la population serait négligée par les programmations plus «bourgeoises» (osons le gros mot) des gros théâtres. «Il y a une zone grise entre le théâtre pour ados et l’institutionnel, estime Sylvain Bélanger. Je trouve ça assez inquiétant, que ça ne fasse pas partie de la culture des jeunes, au même titre qu’Internet ou le techno, d’aller dans un lieu où un gars de ton âge est sur scène et te parle. Et où tu peux rester après pour débattre. Aller confronter des idées, c’est se mettre en danger, c’est ébranler son confort. Et le théâtre n’est pas un lieu de confort. C’est un lieu de chair, de sang, de parole. Pourtant, moi, je m’ennuie souvent au théâtre. Et je trouve ça plate, parce que j’en fais depuis dix ans (rires)! Mais souvent, j’ai l’impression qu’on ne me fait pas réagir.»

Il était une fois la révolution
Au menu du Théâtre du Grand Jour, donc: une parole de l’«urgence», du théâtre qui brasse des idées, politique au sens large. Les deux premières créations se font écho: Ceci n’est pas un road movie, de Christian Brisson-Dargis, un show sur «la récupération de la révolte des punks», prévu pour février 2000, et Autodafé, qui parle justement des tâtonnements d’une génération pour se rassembler et changer le monde. L’auteur du Bain des raines y revisite, sur le mode humoristique, l’histoire du Québec en raccourci, à travers les révoltes manquées qui la jalonnent: les Patriotes, Refus global, Octobre 70, le référendum…

«Le metteur en scène André Brassard dit qu’Olivier Choinière est le seul auteur qui essaie de faire du sens avec les 50 dernières années, et il a 24 ans! s’exclame Bélanger. Autodafé, c’est une gang d’acteurs qui racontent leur vision de l’histoire qu’on leur a racontée. Mais ils ne s’entendent même pas entre eux pour raconter la même histoire. Y-a-t-il déjà eu, ici, un sentiment collectif véritable? C’est la question que les acteurs et l’auteur se posent. Les révoltes ont toujours été le fait de petites cellules révolutionnaires. Mais aussi, je pense que, profondément, c’est une pièce sur le doute. Il y a un doute qui accompagne tout geste de révolte. Où mettre sa révolte, aujourd’hui? Les personnages d’Autodafé ne sont même pas prêts à poser un geste. Mais ils le font pareil: ils montent sur scène.»

Eux-mêmes animés d’une «naïveté consciente», les deux directeurs ont préféré foncer plutôt que d’attendre tranquillement leur tour, ou d’essayer de changer les structures de l’intérieur, comme on le leur a conseillé souvent. «Il faut revenir à une certaine collectivité, pense Éric Belley. J’ai l’impression que notre génération attend encore beaucoup sa place. Alors que cette place-là n’arrivera pas. Il faut la créer. Au début du projet, quand on disait qu’on voulait créer un théâtre, certains riaient de nous: "Ça n’a pas de bon sens, c’est pas comme ça que ça fonctionne…"»

Encouragés par des parrains qui croient en eux (dont un «partenaire-fondateur», Ben Weider, mécène qui a promis d’injecter des fonds pour la fondation du lieu), ils espèrent justement remettre en cause certaines conventions, par exemple permettre aux troupes de jouer plus longtemps. Sylvain Bélanger se rappelle de shows pour lesquels «on ne faisait pas de supplémentaires, car si on avait 100 spectateurs de plus, le théâtre allait avoir une moins grosse subvention l’année suivante… C’est rendu que les théâtres réagissent en fonction de la machine, alors que le théâtre existe pour changer la machine.»

À défaut d’allumer une révolution, le duo pourrait bouleverser juste un peu les façons de faire du petit monde théâtral. Et ça, pour des membres de la génération du soi-disant désabusement, c’est déjà beaucoup…

Du 14 septembre au 16 octobre
Au Théâtre La Chapelle
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