Michel Vinaver : Double vie
Scène

Michel Vinaver : Double vie

Le blues du businessman, MICHEL VINAVER connaît pas! Au contraire, sans sa carrière de PDG chez Gillette, il n’aurait jamais flirté avec le théâtre ou la littérature. Depuis un demi-siècle, entre deux conseils d’administration, il a écrit une vingtaine de pièces et de romans. Au poil!

L’homme est un animal qui se rase
King, de Michel Vinaver

Malgré une impressionnante feuille de route en Europe, l’auteur et dramaturge Michel Vinaver demeure peu connu de ce côté-ci de l’Atlantique. L’an dernier, au Périscope, à Québec, le Théâtre Niveau Parking a produit une de ses pièces, La Demande d’emploi. Cette saison, l’Espace Go présente son plus récent opus, King, créé au printemps dernier au Théâtre de la Colline, à Paris, dans une mise en scène d’Alain Françon.

Dès le 21 septembre, Alice Ronfard signera la mise en scène de King (Ronfard connaît bien la dramaturgie française contemporaine pour avoir monté, entre autres, des textes de Bernard-Marie Koltès). Elle dirigera une distribution entièrement masculine qui couvre trois générations: Normand Helms, Pierre Lebeau et Pierre Chagnon.

Voir a joint Michel Vinaver à son domicile parisien. À 73 ans, cet homme qui a connu Antoine Vitez, Roger Planchon et Jacques Lassalle est particulièrement excité par la création nord-américaine de King. Il faut dire que Vinaver est probablement le plus américain des auteurs français, puisqu’il a habité aux États-Unis durant sa jeunesse, pays où il a complété des études universitaires.

Autre particularité: Vinaver a mené parallèlement, et ce pendant 40 ans, deux exigeantes carrières d’écrivain et d’industriel. Après avoir été embauché comme cadre, en 1953, par la société Gillette, Vinaver a occupé plusieurs postes au sein de la multinationale, dont ceux, prestigieux, de PDG chez Gillette Italie, Gillette Belgique et Gillette France.

Le futur directeur du Quat’Sous, Wajdi Mouawad, qui trouve dégueulasse le mariage entre le théâtre et la commandite, trouverait sûrement ce phénomène rasant… Pas Vinaver. Il considère même comme important d’avoir évolué dans le monde des affaires. Avec le recul, sa double vie de businessman et d’artiste lui apparaît très normale.

«Je suis rentré comme petit employé chez Gillette. Petit à petit, j’ai gravi les échelons. Je ne voulais pas être un professionnel de l’écriture. Je voulais avoir une vie comme tout le monde, plutôt qu’une vie d’artiste. J’ai toujours refusé de vivre dans la marge. Pour moi, c’est important d’avoir la possibilité d’écrire sans avoir de soucis financiers.»

Aujourd’hui à la retraite, Vinaver se rappelle la facilité avec laquelle il passait d’un monde à l’autre: «Pour moi, les deux activités étaient hiérarchiquement égales. J’écrivais tôt le matin, avant de me rendre au travail, pendant les week-ends et mes vacances. C’était une façon de me libérer de mes tracas de chez Gillette. Pendant le jour, au bureau, je pouvais relaxer par rapport à ma carrière littéraire; j’y trouvais des amortisseurs aux angoisses de la création.
«Ce sont deux mondes hermétiquement fermés. Chez Gillette, on ne me parlait jamais de mes activités artistiques; et, inversement, dans le milieu théâtral, on se désintéressait totalement de mon travail chez Gillette.» Comment pouvait-il confronter ces deux mondes aux antipodes? «C’est dans ma nature. Quand j’ouvre un robinet, je referme l’autre. Il n’y a jamais d’interférences entre les deux.»

Lame de fond
Dans King, Michel Vinaver raconte la vie du fondateur de l’entreprise à laquelle il a donné quarante ans de son existence: King C. Gillette. L’action de la pièce se déroule simultanément en trois temps: King dans la trentaine, dans la cinquantaine, et autour de 75 ans. \«Je me suis inspiré d’une biographie de King C. Gillette signée Russell Adams, explique l’auteur. J’ai découvert que Gillette n’avait pas seulement été un inventeur génial et un grand industriel, mais aussi, à la fin du XIXe siècle, un grand utopiste. À 34 ans, alors qu’il était voyageur de commerce, Gillette a écrit un ouvrage intitulé The Human Drift. Ce livre – tout à fait inconnu -\ reste un petit chef-d’oeuvre de la littérature des utopies. Il y élabore un projet de société de type socialiste basé sur un système d’égalité matérielle pour tous. Une révolution mondiale dont le but sera d’éliminer la concurrence du libre marché!»

Cinq ans plus tard, ce curieux utopiste aura une autre idée formidable, celle de mettre en marché une lame de rasoir jetable! Tant pis pour l’utopie socialiste… «Cela m’a tout simplement fasciné! lance Vinaver. Voilà un homme qui a eu deux intuitions foudroyantes au cours de sa vie: l’une pour une société nouvelle et communiste; l’autre pour un produit qui va révolutionner le marché.»

Comment un homme peut-il concilier ses idées socialistes et devenir l’un des plus importants symboles du capitalisme en Occident? «Justement, King Gillette n’a jamais cherché à réunir ces deux visions. On dirait que deux personnes cohabitaient à l’intérieur d’un même corps. Deux individus qui ne communiquaient pas entre eux. Gillette m’a semblé un être dépourvu d’inconscient, incapable d’introspection.

«Alors, il a toujours été très à l’aise avec ses contradictions. Il a pu se proclamer prophète social, puis concentrer sa vie dans quelque chose d’aussi futile que le rasage de l’homme moderne. Et, comme tout paradoxe, ça pose davantage de questions que ça ne donne de réponses. Sa vie est une énigme, donc très théâtrale.»

Pour l’auteur de King, le paradoxe est quelque chose de positif qui donne «des éclairs d’intelligence dans le paysage de la vie». «Un paradoxe permet d’avoir un regard amusé et incisif sur la vie. Le paradoxe est un déclencheur de sens. C’est une rencontre entre deux niveaux de réalité qu’on croyait étrangers, et qui soudainement éclairent quelque chose.»
En menant de fond une double carrière, Michel Vinaver avoue être lui aussi incapable d’introspection. «J’ai toujours préféré explorer le paysage autour de moi qu’à l’intérieur de moi.»

Est-ce que le théâtre lui permet de réaliser sa propre utopie? «Il y a une part d’utopie dans le fait de se retrouver devant un objet sorti de soi sans qu’on sache trop comment… L’écriture a quelque chose d’inconscient, d’incontrôlable. Pour moi, l’écriture dramatique a toujours été très proche de la composition musicale. Je ne suis pas musicien, mais, en écrivant, je suis proche d’un compositeur. Ce qui s’impose d’abord, c’est le rythme, la polyphonie, les lignes mélodiques. Je dois sentir une ligne mélodique qui traverse la pièce. Dans le cas de King, c’est un oratorio: il y a une ligne qui est le parcours historique de ce personnage; et une autre, avec les voix du choeur, qui participe à l’éternité, donc à l’utopie.»

Quelque chose entre l’hymne d’un businessman et le chant d’un artiste…

Du 21 septembre au 23 octobre
À l’Espace Go
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