Françoise Faucher : Les grands esprits
Scène

Françoise Faucher : Les grands esprits

Ces jours-ci, quand elle transporte ses deux dossiers, Françoise Faucher se plaît à dire, à la blague, qu’elle porte «une partie de la rentrée théâtrale sur les bras»… Très organisée, la digne comédienne prépare en effet, du même souffle, la mise en scène de Pygmalion, de George Bernard Shaw, au Rideau Vert, qui s’enclenche la semaine prochaine; et celle du Mari idéal, d’Oscar Wilde, qui débutera un mois plus tard chez Duceppe.

Curieusement, elle fait donc l’aller-retour entre deux écrivains britanniques d’origine irlandaise, nés à deux ans d’intervalle, au milieu du XIXe siècle. Deux «géants» de la dramaturgie qui, chacun à leur façon, ont remis en cause les conventions étouffantes de leur époque. «Ces deux-là ont souffert de la morale et de l’étroitesse victoriennes – même que Wilde y a laissé sa peau -, et ont tout fait pour les dénoncer, opine Françoise Faucher. Ça existe dans les deux pièces. C’est le même esprit, mais dans des colorations très différentes. Shaw fait vraiment un travail de journaliste, par rapport à l’esthète qu’était Wilde, chez qui il y a une douleur cachée, des choses tues. Du Shaw, c’est percutant, il y a là des idées politiques qui traînent: socialistes, égalitaires, de promotion de la femme. Il y a une acuité, un travail de caricature aussi, le trait est aiguisé, les moindres personnages sont croqués avec une intelligence et une connaissance de l’être humain tout à fait remarquables. Chose certaine, on ne s’ennuie pas avec ces deux-là.»

Autre point commun de ces univers si distincts: «la même image de la femme qui prend son envol, qui prend sa place» dans la société. «Shaw appelle Pygmalion une romance en cinq actes, parce que c’est l’histoire d’une cendrillon qui devient princesse. C’est très beau, l’évolution d’Eliza Doolittle. Et c’est troublant en même temps. Parce qu’en l’éduquant, Higgins en fait malgré tout une personne déplacée. Elle n’est plus de son ruisseau, et elle n’est pas de la bourgeoisie à laquelle on aurait pensé qu’elle avait accès. Mais comme elle est très intelligente, elle va se servir de tout ce qu’on lui a donné.»

Qui ne connaît pas cette fameuse histoire – inspirée de la légende de Pygmalion, sculpteur tombé amoureux de sa création de marbre, à laquelle les dieux grecs donnèrent vie – d’un phonéticien qui fait la gageure de transformer une jeune femme des bas-fonds londoniens en véritable lady?

Françoise Faucher parle avec passion de la pièce; ne lui demandez pas en quoi cette satire des préjugés de classes est actuelle… «Qu’est-ce que ça peut faire, l’actualité! On s’accroche toujours à l’actualité. Moi, j’ai envie qu’on me parle d’une belle histoire. Et c’est une histoire sensible, intelligente, avec de la matière humaine. Ça veut dire: méfiez-vous, les femmes sont capables, pour peu qu’on leur en donne les moyens, d’aller beaucoup plus haut que ce qu’on avait imaginé pour elles… Les rapports entre le maître et l’élève, entre l’homme et la femme, qui se révolte par rapport à son Pygmalion, c’est passionnant. Il y a des choses extrêmement touchantes dans cette pièce. Il faut faire attention à ne pas confondre humour et frivolité. On est devant une pièce très profonde, dans la complexité de tous ses personnages. À force d’explorer, on se rend compte que c’est sans limites.»

Pour camper Higgins, le vieux garçon difficile, d’une grande intelligence mais totalement dépassé dans le quotidien et dans les rapports humains, Guy Nadon s’est imposé par «son intelligence, son côté iconoclaste». Choisir son Eliza fut plus délicat. «La difficulté était de trouver une comédienne qui puisse, partant du ruisseau, se transformer en duchesse. Il faut que la transformation soit évidente, qu’il y ait une grâce, un charme, une distinction, une force, aussi.» Qualités qu’elle a trouvées chez Isabelle Blais, la révélation de Roméo et Juliette.

Outre les nombreux niveaux de langage, si cruciaux dans cette pièce où la langue définit la classe sociale et le personnage («Antonine Maillet a trouvé une parlure qui n’est pas du joual, ni de l’acadien, ni du vieux françois, qui n’est pas situable»), Faucher s’applique aussi à reconduire le style particulier de l’auteur. «J’ai un très grand respect de ce qui est écrit. Je manie la relecture précautionneusement. Je suis au service d’une oeuvre. C’est le rapport avec les mots, les émotions qui m’intéresse. Je ne veux pas me servir de textes déjà établis pour en faire des prétextes à mise en scène.»

Et des mises en scène, elle en fait de plus en plus. «Ça m’intéresse, surtout qu’on ne m’approche pas pour monter des babioles.» Elle se dit gâtée, ayant enchaîné l’an dernier Andromaque, au Trident, puis Le Visiteur au Bic… Pour vous dire, après presque 50 ans de métier, elle n’a même pas le temps de s’ennuyer du jeu, alors que, sauf dans un spectacle Guitry avec Gérard Poirier, elle n’a pas joué depuis Quai Ouest, il y a deux ans.

«Je n’attends pas les coups de téléphone, précise-t-elle sans amertume. Dans ce métier-là, ce n’est pas nous qui abandonnons le métier, c’est lui qui nous abandonne. Moi, j’ai été gâtée parce qu’on m’a tout le temps proposé des rôles. Je suis passée de la jeune première à la moins jeune première, et à la plus jeune première du tout; de la Sainte Vierge à la Célestine. Et je n’ai pas l’impression de ne plus être sur une scène. Je suis autrement sur scène, si vous voulez. À longueur de journée, je joue à travers les camarades. Moi, je saute volontiers de la table du metteur en scène au plateau pour indiquer aux interprètes: "Tu pourrais faire ça comme ça…" Disons que de comédienne, je suis devenue femme de théâtre», conclut Françoise Faucher en riant.

On peut peut-être transformer une vendeuse de fleurs en lady. Mais, devant ou derrière la scène, une grande dame du théâtre demeure toujours une grande dame du théâtre.

Du 28 septembre au 23 octobre
Au Théâtre du Rideau Vert
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