

Denis Bernard : Le jeu de la vérité
Le comédien DENIS BERNARD retourne ainsi à ses anciennes amours avec la mise en scène de La Fin de la civilisation au Quat’Sous. Une première à Montréal pour cet acteur qui, comme le vin, se bonifie avec les années.
Marie Labrecque
On appelle ça, la maturité, j’imagine. Ceux qui suivent attentivement l’activité théâtrale ont pu constater chez Denis Bernard une transformation aussi graduelle qu’éclatante: ces dernières années, son jeu s’est littéralement épanoui, gagnant en puissance et en profondeur. Comme s’il avait enfin rencontré son casting. Adieu jeunes premiers, bonjour rôles forts. Sur scène, le comédien exsude désormais une vérité, une étoffe étonnantes.
«Il y a eu un gros virage dans ma démarche d’acteur avec Comédie russe, il y a six ans, reconnaît Denis Bernard. Il s’est passé quelque chose là. D’abord un plaisir fou de jouer. C’est alors que j’ai commencé à me dire: c’est pas censé être compliqué, souffrant, faire du théâtre. Ça s’appelle JOUER. Il y a la détente, aussi, qui arrive avec les années. Juste le fait d’assumer ce que je suis, physiquement. Le corps épaissit, et toi, t’es encore coincé dans ton rôle de jeune premier. Tu peux pas être à l’aise! On te demande de faire des choses qui ne te ressemblent plus vraiment. Eh! six pieds, 210 livres, arrangez-vous avec ça! J’ai plus envie de marchander. L’an dernier, j’étais très heureux. Ç’a a été une belle saison.»
Et pourtant, ne cherchez pas son nom dans les distributions théâtrales, cette saison. Après une année forte mais harassante, où il a enfilé coup sur coup Grossière Indécence, Je suis une mouette et Mort d’un commis-voyageur, le comédien a décidé de s’offrir une pause. Un arrêt motivé par l’épuisement, mais aussi par un questionnement plus large. «Pourquoi on m’appelle pour m’offrir des rôles l’un après l’autre? On consomme quoi, là? Je veux savoir pourquoi je joue les affaires, de plus en plus. Pourquoi je m’investis personnellement. Je l’ai déjà fait pour moi, pour mon petit ego, pour le regard des autres. Mais ça ne m’intéresse plus. J’ai aimé faire La Mouette, parce que je jouais Trigorine. Et je suis rendu au même point que ce personnage, qui dit: "Je ne sais plus pourquoi j’écris, mais à un moment donné, c’est plus fort que moi: il faut que j’écrive"… Rendu là, on prend un an, on s’assoit et on évalue: qu’est-ce que j’ai le goût de faire?»
Alors qu’il explorait un vieux rêve, en atelier à l’Opsis (monter Les Trois Soeurs avec des comédiennes âgées), il a accepté de remplacer Pierre Bernard, directeur du Quat’Sous, à la mise en scène de La Fin de la civilisation, de George F. Walker. Denis Bernard retourne ainsi à ses anciennes amours, ayant signé quelques créations, à Québec, pour le Théâtre Blanc, ainsi que la mise en scène de Duo pour voix obstinées, au Trident. Mais rien depuis son arrivée à Montréal, où son statut d’acteur de téléroman cadrait mal, constate-t-il en riant, avec l’image du metteur en scène sérieux. «Imagine-toi: le gars joue dans Marilyn…»
Aujourd’hui, il traverse cette nouvelle étape avec bonheur mais nons sans anxiété. «Quand tu fais une mise en scène à 20 ans, t’as le front large: il y a Strehler, et il y a toi. C’est le fun d’avoir cette prétention-là: c’est ce qui fait que tu peux foncer. Maintenant que j’ai plus de deux fois cet âge, j’ai peur. Je doute de tout, je questionne tout. Mais ça fait partie du processus, et de ce qu’on devient, aussi, comme individu. Pendant ma jeunesse, je cherchais des réponses. Et je m’aperçois que vieillir, c’est au contraire enlever les réponses à toutes les choses. Et je trouve ça de plus en plus rassurant. Et de plus en plus paniquant, par moments. Mais en même temps, le doute m’apporte un certain détachement, comme acteur. C’est sûr que c’est plus difficile d’y arriver avec une première mise en scène à Montréal. Mais je cherche toujours la même chose: un peu de détachement par rapport à mon art. J’ai besoin de relativiser les choses.
«Parfois, j’ai tendance à oublier l’essentiel: l’important, c’est que j’aie du plaisir à travailler avec les acteurs. Ça donnera ce que ça donnera, selon où j’étais rendu quand je l’ai fait.»
À deux semaines de la première, alors qu’il vient à peine (la nuit précédant l’entrevue) de perdre son père, Denis Bernard sait bien qu’on ne peut pas dissocier la vie du travail. «Moi, ma job, comme artiste, c’est de rester connecté. Mais la vie et la création, c’est lié ensemble.»
Quatrième pièce du cycle Motel de passage à voir le jour au Quat’Sous, La Fin de la civilisation traite justement de la perte, du lien entre la vie et le travail. Elle montre «la fin d’un monde», d’un mode de vie, à travers la chute d’un couple de la classe moyenne. À bout de ressources, Henry (Vincent Bilodeau), sans emploi depuis deux ans, et Lily (Micheline Bernard) échouent dans un motel miteux. Ces êtres déplacés vont finir par poser des gestes, qui pour survivre, qui pour protester, dont ils ne se seraient pas crus capables…
«Ce qui me touche particulièrement dans cette pièce-là, c’est que ça peut être moi le héros. Ça peut être n’importe qui! Les autres Walker se déroulaient dans des milieux très ciblés. De toutes ses pièces, c’est la plus dure, la moins drôle, la plus désespérée. Quand je l’ai lue, ça m’a complètement angoissé. Ces deux personnages perdent tout – leur dignité, surtout. Et on dira ce qu’on voudra, on se définit beaucoup par ce qu’on possède. On construit aussi autour de ça. C’est ça, la civilisation. J’adore le titre: La Fin de la civilisation. Je trouve que c’est là qu’on est rendu. La pièce pose un constat d’échec épouvantable.»
Est-ce donc une oeuvre politique? «Oui, il y a un propos politique. Henry a respecté toutes les clauses sociales, et tout à coup, paf!, on le jette. C’est comme ça que ça marche. On paie des préretraites à des gens de 48-50 ans… Ça n’a pas de bon sens! Henry ne retrouve plus son identité – qui passait par le travail – du jour au lendemain, il n’a plus rien.»
Le travail de Denis Bernard est balisé par des contraintes (toujours le même décor, le retour de l’ahurissant tandem policier de Pour adultes seulement, Gilles Renaud et Marcel Leboeuf) qui font finalement son affaire, lui permettant de se concentrer sur la direction d’acteurs. «Je ne suis pas un metteur en scène, précise-t-il. Je pense qu’on peut se dire metteur en scène quand on a monté beaucoup d’oeuvres. Moi, j’ai une approche d’acteur.»
Un acteur qui veut provoquer une réflexion «de façon organique». «C’est ce que je demande au théâtre, de plus en plus. Moi, le théâtre uniquement cérébral, ça ne m’intéresse plus. Je trouve qu’on est allé loin là-dedans. On a besoin d’incarner, d’être, de transpirer. Je pense qu’il faut qu’on revienne à ça. Pour moi, jouer, ça implique d’utiliser tout ce que je suis.»
Et, pour le comédien de 42 ans, qui refuse désormais des rôles «qu’il aurait acceptés sans réfléchir» auparavant, ça signifie aussi un besoin de croire en ce qu’il fait. De sentir que c’est important pour lui, et que ça peut l’être pour quelqu’un d’autre. De se sentir vibrer.
«Avec le Walker, j’ai la possibilité de travailler sur une oeuvre qui cible un problème de société. À 18 ans, tout romantique que tu es, tu fais du théâtre pour changer le monde. À 25 ans, très égocentrique, tu espères devenir une star. Puis, à 40 ans, tu te dis: si ça peut ébranler une personne, c’est parfait.»
Du 11 octobre au 20 novembre
Au Théâtre de Quat’Sous
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