

Karas : Le temps suspendu
Depuis 15 ans, à chacune de ses visites, la compagnie KARAS soulève l’entousiasme du public montréalais au FIND. Elle revient cet automne pour nous proposer une autre pièce saisissante du chorégraphe Saburo Teshigawara.
Isabelle Poulin
Photo : Dominik Mentzos
Karas et le Festival international de nouvelle danse vivent une histoire d’amour. La compagnie japonaise a reçu trois prix du public en trois présences à Montréal. Mais qu’est-ce qui peut expliquer cette fascination qu’exerce Saburo Teshigawara sur le public? Est-ce la présence à la fois magnétique et spectrale du chorégraphe-danseur? Seraient-ce ses visions tragiques qui semblent inspirées autant du passé que du futur? Est-ce cette cohabitation d’objets et de sons insolites dans des univers à l’esthétique monochrome qui évoquent le cauchemar post-nucléaire? Un peu de tout cela, et aussi cette aura mystique qui émane du chorégraphe et de ses danseurs.
Karas revient cette année avec une pièce saisissante, I Was Real-Documents, présentée ce soir et demain au Monument-National. Que ceux qui sont restés abasourdis depuis la présentation de Noiject, lors de l’édition 1995 du FIND, se rassurent: ils pourront cette année souffler un peu. Dans I was real, Saburo Teshigawara s’est livré à un travail d’épuration à tous les niveaux: gestuelle, composition, scénographie, éclairage et costumes. L’oeuvre est construite sur des figures de contraste et de rupture. Les objets sont rares, la scène est nue, comme si le chorégraphe voulait cette fois toucher la réalité crue de l’expérience individuelle, comme le titre le suggère. «Dans cette pièce, dit Saburo Teshigawara, il est question de la réalité, mais aussi de l’irréalité. Quand je pense à ce qui est réel, je ressens profondément l’irréalité qui le supporte, en quelque sorte. C’est pourquoi je dis que l’élément le plus important dans I Was Real est l’air. Par exemple, lorsque je bouge le bras, je peux sentir le mouvement mais aussi l’air qui le supporte. C’est difficile à expliquer – d’ailleurs, je n’y tiens pas vraiment – mais je suis certain que ces deux aspects, le réel et l’irréel, les spectateurs pourront les ressentir, pourvu qu’ils y mettent beaucoup d’attention.»
Mais, contrairement à Noiject et Ishi-no-Hana, présenté au FIND en 1989, pas question ici de recourir aux sensations fortes. Pas de piétinements hallucinés sur des éclats de verre ou de sons stridents aux limites du supportable. Mais des solos, duos et ensembles d’une grande clarté qui nous présentent des êtres figés dans leur solitude abyssale. Les danseurs arriveront parfois à briser le mur de glace qui les enferme pour s’abandonner au plaisir du mouvement. Mais la jubilation, chez Teshigawara, est toujours de courte durée et fait rapidement place à la douleur qui s’échappera dans un cri. «La réalité sans la douleur serait improbable», écrivait le chorégraphe, en 1996, lors de la création de I Was Real.
Le chorégraphe Saburo Teshigawara ne ressemble manifestement à personne. Bien qu’il ait été formé par le maître du butô, Kazuo Ohno, et qu’il se soit assujetti un temps aux rigueurs du ballet classique et du mime, son approche du mouvement et son vocabulaire sont bien distinctifs. En son corps même s’anime un univers de contrastes particulièrement visible dans ses solos, de forte intensité: le poids du corps est manifeste mais il semble à peine effleurer le sol, le corps demeure à la verticale mais est constamment désaxé, les mouvements ondulatoires sont souvent traversés de cassures.
Son attirance vertigineuse pour l’immatériel ne l’empêche pas d’entretenir des rapports privilégiés avec les objets, qu’il a utilisés abondamment dans les pièces antérieures – il possède d’ailleurs une formation de sculpteur. Mais dans I Was Real, il se contente de sculpter les corps dans l’air qui reste imprégné de leurs contours.
Cet artiste obsédé par le présent qu’il veut appréhender sans le fardeau de l’histoire nous propose un voyage dans la temporalité et dans l’immatériel. Un voyage dans l’éphémère, comme la danse sait le faire.
Les 7 et 8 octobre, 20 h 30
Au Monument-National
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