Crime contre l'humanité : La puissance des mots
Scène

Crime contre l’humanité : La puissance des mots

Avec Crime contre l’humanité, un premier texte dense et prometteur, GENEVIÈVE BILLETTE a fait une entrée déroutante dans cette saison théâtrale, plutôt décevante jusqu’ici. Pouvoir intime.

Quels sont les ressorts de l’exercice du pouvoir? Quelles stratégies suppose-t-il? Au prix de quel ravalement d’émotions, de sensations s’obtient-il? Tel est le questionnement au coeur de la première pièce de Geneviève Billette, une création attendue du Théâtre Petit à Petit, mise en scène par Claude Poissant.

Le pouvoir, suggère-t-on d’entrée de jeu dans Crime contre l’humanité, dépend du «consensus»: l’acceptation du système par la majorité. Or, c’est ce consensus rigoureusement établi par l’Industriel, soutenu par sa femme et sa fille (enfant chérie à qui l’on demande d’exécuter un petit numéro pendant les pauses de l’ouvrier, qui réclame comme une récompense ce moment de rêve et de beauté renforçant son aliénation), que viendra mettre en péril le très dérangeant Kalr (son nom même indispose), propriétaire d’un terrain dont l’Industriel veut faire l’acquisition, et qui refuse de signer l’acte de vente. Ce qu’il exige, c’est de «compléter sa formation»: Kalr maîtrise l’arme puissante du langage, il veut que l’Industriel lui apprenne comment diriger. S’engage alors une relation ambiguë entre les deux hommes, où le premier acquiesce à la demande de l’autre dans l’espoir qu’il signe, tandis que le second «s’endurcit» au pouvoir mais, en retour, contamine les autres de sa sensualité brute.

Au début, le lexique économique écoeure Kalr, qui dit vouloir former, lorsqu’il aura le pouvoir, des «géants», c’est-à-dire des êtres humains heureux. Les mots «rentabilité» et «déficit» lui donnent de l’urticaire, au sens littéral: il se gratte dès que Madame l’approche, elle qui manie les formules creuses avec un art consommé. Pour évaluer ses progrès, il note dans un carnet ses sensations, qui s’estompent peu à peu, comme son odeur d’ailleurs, bientôt remplacée par celle de l’Industriel.

Lorsqu’il fait son entrée, en effet, Kalr, visqueux, le cheveux gras, est accompagné d’une puanteur (il ne se lave pas l’aisselle droite; son odeur, dit-il, est son bouclier) qui déstabilise tout le monde. À son contact, Madame et sa fille se métamorphoseront, comme éveillées par son odeur d’humanité… et l’Industriel va perdre ses alliées. Paradoxalement, seul Hans, l’ouvrier type, ou homme-machine, que l’on voit travailler avec frénésie, continuera de réclamer le maintien de l’ordre.

Déroutant? Surtout compliqué. À mille lieues du réalisme, on le voit bien, l’univers de Geneviève Billette est établi sur des symboles et des oppositions: asepsie/puanteur, beauté/pourriture, sens/raison, humanité/animalité, etc. Ajoutez à cela les spasmes poético-érotiques à la Gauvreau de Madame… Cela fait beaucoup. Mais l’auteure, à mon avis, ne perd pas de vue l’essentiel de son propos: le deal que les deux hommes doivent respecter. Or malgré l’humour dont elle pimente son texte, c’est une ironie triste que propose ultimement Geneviève Billette: lorsque Kalr aura terminé sa formation, qu’il aura bien en main les ficelles du pouvoir, il sera incapable de l’utiliser pour fonder sa communauté d’hommes heureux, et ne pourra que le mettre au service… du pouvoir de l’industriel, ébranlé mais toujours debout.

Claude Poissant, avec David Gaucher à la scénographie et Linda Brunelle aux costumes, a installé cet univers dans une temporalité qui embrasse le XXe siècle: le long manteau du patron de l’usine et l’atelier de fabrication évoquent le début de l’ère industrielle, comme les loges individuelles où se réfugient les personnages rappellent, avec leur petite cheminée de tôle, les cabanes des travailleurs du charbon; le tapis «shag» et le costard jaune de Kalr appartiennent aux années 70.

Au personnage pathétique de Hans, Michel Perron prête une silhouette de colosse soumis. L’industriel de Normand D’Amour oppose à son vis-à-vis récalcitrant un flegme anglais, sous lequel il dissimule un certain trouble. Chantal Baril réussit ses allers-retours de l’épouse grimaçante de sourires protocolaires à la femme agitée de fantasmes. L’enfant sage qui se révolte campée par Julie Perreault, est aussi fort juste. Vulnérable mais tenace, Kalr exprime avec Patrice Coquereau toutes ses ambiguïtés.

Toutefois, une certaine raideur – imprimée par le rythme du spectacle, la densité du texte – empêche ces personnages de nous toucher, précisément, par leur humanité, plutôt que par les idées qu’ils défendent. Il reste que cet univers insolite étonne, les dialogues ciselés ont du mordant, et ce que premier texte est plutôt prometteur.

Jusqu’au 6 novembre
À la salle 2 de l’Espace Go
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