Normand Chaurette : Nuits magiques
Scène

Normand Chaurette : Nuits magiques

Cet auteur manie les mots tel un virtuose, et prêche pour un théâtre abstrait. Plus inspiré par la mort que par le succès – qui lui est tombé dessus assez tard -, NORMAND CHAURETTE est un homme à la fois pudique et attachant.

Ne chantez pas la mort, c’est un sujet morbide – Le mot seul jette un froid aussitôt qu’il est dit – Les gens du show-business vous prédiront le bide – C’est un sujet tabou, pour poètes maudits
Léo Ferré

Le rendez-vous était fixé peu avant minuit, car le dramaturge préférait rencontrer le journaliste la nuit! Dans le hall du Théâtre du Nouveau Monde, les comédiennes, visiblement épuisées après un éprouvant premier enchaîchement technique, accueillent solennellement l’impromptu visiteur.

À la veille d’une création, les coulisses d’un théâtre ressemblent étrangement aux corridors de l’urgence d’un hôpital avant un accouchement: tout le monde s’affaire pour que l’opération se fasse avec le moins possible de souffrance. C’est dans ce climat-là que je retrouve Normand Chaurette au TNM, au milieu de l’équipe de concepteurs, quelques jours avant que le rideau ne se lève sur son nouveau-né, Stabat Mater II, à l’affiche depuis mardi dernier, dans une mise en scène de Lorraine Pintal.

Pourquoi cette rencontre nocturne? «La nuit, je me sens plus en confiance, explique l’auteur. En général, les gens sont plus vrais la nuit. Du moins, ils osent dire des choses qu’ils garderaient sous silence le jour. Et aussi parce que le théâtre, ça se passe le soir.»

Surtout, le théâtre de Normand Chaurette. De Rêve d’une nuit d’hôpital – sa première pièce sur la folie du poète Émile Nelligan – au Passage de l’Indiana – son précédent opus créé au Festival d’Avignon, en juillet 1997 -, son théâtre est traversé par des zones d’ombres. Le dramaturge signe une oeuvre dont les teintes sont plus obscures que claires.

Depuis vingt ans, Chaurette élabore une oeuvre poétique hantée par des thèmes complexes (ses pièces en forme d’énigmes donnent du fil à retordre au public). Parmi ceux-ci, on trouve la mémoire, le plagiat, la trahison, la douleur, et celui, très pirandellien, du double: vérité et mensonge, illusion et réalité, ombre et lumière, etc.

Mais un des thèmes qui traversent son théâtre comme l’eau suit le cours du fleuve, c’est la mort. L’assassinat de la progéniture de la reine Élisabeth 1re pendant l’agonie du roi Édouard (Les Reines); le meurtre sordide d’un enfant durant la représentation d’une pièce sur «l’immolation et la beauté» (Provincetown Playhouse…); le décès d’un ingénieur lors d’une expédition au Cambodge (Fragments d’une lettre d’adieu lus par des géologues)…

Le deuil sied bien à Chaurette. «Quand tu meurs, tu deviens un monument, explique-t-il. Toute mort laisse une trace sur la planète. Que tu sois un sans-abri ou Pierre Péladeau, la mort vient éterniser ta vie. Tu passes à la légende.»

Dans une longue et rare entrevue pour Playboy, en 1964, Jean Genet affirmait que l’idée de la mort était très importante pour lui: «Une personne prend ses véritables dimensions une fois qu’elle est morte. C’est le sens, je crois, du vers de Mallarmé: "Tel qu’en lui-même enfin l’éternité le change." La mort transforme tout, les perspectives changent; tant qu’un homme est vivant, tant qu’il peut infléchir sa pensée, tant qu’il peut donner le change, tant qu’il peut essayer de dissimuler sa véritable personnalité, par des négations ou des affirmations, on ne sait pas très bien de qui il s’agit. Une fois mort, tout se dégonfle. L’homme est fixé et on voit autrement son image.»

Stabat Mater II confirme un peu cette opinion de Genet. Au milieu d’une grande morgue blanche, dix-neuf mères viendront tour à tour reconnaître le corps de leur fille noyée. Comme toutes les autres, leur fille a sombré dans les eaux noires et troubles des écluses d’une ville imaginaire, probablement méditerranénne, du nom de Manustro. S’inspirant du Stabat Mater dolorosa, ce poème sacré et médiéval sur la douleur de la Vierge Marie qui a inspiré de grands compositeurs – dont Pergolèse, Rossini et Verdi – , Normand Chaurette a écrit «un oratorio pour voix féminines qui mêle le tragique au dérisoire, le pathétique à la sérénité, les pulsions de mort aux pulsions de vie, pour finalement déboucher sur les grandes lumières de l’âme», dixit le communiqué de presse du TNM.

«Parfois, il y a un côté grotesque, en Occident, où l’on récupère la mort, on la fétichise, avance Chaurette. Par exemple, la montre qui appartenait à tel oncle, et que tu n’avais jamais remarquée, devient subitement une relique. Mais Stabat Mater est d’abord et avant tout «un texte douloureux» qui ne sera pas évident à recevoir pour le public, croit son auteur. «J’ai prévenu la direction des Communications du TNM de ne pas trop faire de publicité à la télévision, et de ne pas essayer de créer un gros événement médiatique. Il faut vendre le show pour ce qu’il est: une pièce qui parle de la mort et de la souffrance. On ne peut pas marchander ça comme un show de Céline au Centre Molson! Cela dit, je l’aime bien Céline. D’ailleurs, je me méfie des Québécois qui n’aiment pas Céline Dion…»

Short cut
Normand Chaurette ressemble à un enfant. Un grand enfant de six pieds quatre pouces qui aime beaucoup rire pour détendre l’atmosphère. Pudique, timide, il a tendance à devenir verbo-moteur pour cacher son malaise. Dire de lui qu’il déteste les mondanités et les soupers officiels tient de l’euphémisme. Quand Le Passage de l’Indiana a récolté trois Masques, Chaurette regardait le Gala chez lui avec des amis. «J’aime le milieu, mais je ne veux pas me sentir obligé d’aller faire le beau dans un show de télé.»

Contrairement à d’autres dramaturges connus (comme Michel Tremblay, Marie Laberge ou Michel Marc Bouchard), le succès ne semble pas avoir rendu Chaurette confortable sur les tribunes médiatiques. «Je donne des entrevues aux journaux, parce que je peux trouver une complicité dans l’acte d’écriture avec les journalistes. Mais je ne fais pas confiance aux médias électroniques! C’est un autre univers: l’image, le son, le montage. Et quand on résume mes propos en une cut de dix secondes, je me sens dépossédé!

Il y a mieux… Le soir de la première française des Reines, au Théâtre du Vieux-Colombier, tout le gratin parisien et les dignitaires de l’ambassade du Canada s’étaient déplacés. Normand Chaurette, lui, n’était pas dans la salle! À la dernière minute, il a décidé de retourner dans sa chambre d’hôtel avec son chum. Le couple a mis une bouteille de champagne au frais, puis a ouvert la télévision. Une vieille émission de la série Colombo (que Chaurette adore) passait sur FR3. C’est ainsi que cet auteur québécois a célébré son entrée officielle au répertoire de la Comédie-Française; en regardant les enquêtes du brouillon inspecteur! «Je suis assez stressé de nature, je ne sens vraiment pas le besoin de me mettre encore plus de pression sur les épaules avec ce genre de mondanités», tranche-t-il.

L’auteur et son double
La nuit s’épaississait et, la fatigue aidant, Normand Chaurette me semble aussi difficile à cerner que ses pièces. Curieusement, si l’auteur demeure secret et garde ses distances avec la faune médiatique, il ne néglige pas son image. Il est aussi fier de faire l’objet d’une page couverture dans Voir que d’un article pour Madame au foyer: sa modestie est-elle vraiment authentique?

«Je me protège beaucoup, admet-il. Est-ce de la gêne ou de la pudeur? Je ne veux pas donner n’importe quoi, à n’importe qui, et n’importe comment. Je me protège des fooneys… Je me protège de la confusion qui existe au Québec entre les artistes et le public. Céline, Jean-Louis Millette ou Fabienne Larouche, dans l’esprit de bien des gens, c’est du pareil au même. Nous mettons tout sur un même pied d’égalité. Le culturel devient médiatique qui devient sensationnel. En tant qu’écrivain, j’ai l’impression que j’ai une responsabilité auprès de 800 personnes par soir qui vont voir ma pièce. Mais une responsabilité, ce n’est pas une MISSION. La phrase la plus importante de Stabat Mater est celle-ci: "On devrait interdire aux artistes de s’approprier la souffrance." Je ne suis pas sûr, en tant qu’écrivain, d’avoir quelque chose d’exceptionnel à dire au monde entier. Je fais ma job, simplement; je ne me sens pas investi d’un mandat.

\«J’ai longtemps récolté seulement un succès d’estime. Au mieux. Le vent a tourné avec Les Reines. Je ne sais pas pourquoi. Mais je sais une chose: c’est que le vent peut tourner à nouveau! J’ai eu ma part de flops dans ma carrière. Avec le temps, j’ai appris de ces échecs ou de ces insuccès. En 1988, je me rappelle très bien avoir regardé Fragments d’une lettre d’adieu lus par des géologues avec 13 spectateurs au Théâtre de Quat’Sous! J’en garde quand même un bon souvenir.

– Vous boudez le succès?

«Je suis rendu à un point de ma carrière où je n’attends rien! Je fais un métier où il n’existe pas de recettes. Surtout pour une création théâtrale, où l’on plonge dans l’inconnu. Le jour où l’on va me prouver que je n’ai plus rien à dire, je ferai autre chose. J’irai travailler en informatique…»

Avignon en l’an 2000
Pour l’instant, Chaurette a encore de quoi se nourrir côté théâtre. Une autre de ses pièces, Le Petit Köchel, sera créée en juillet 2000 au Festival d’Avignon. Elle sera mise en scène par un habitué de la Cité des papes, Denis Marleau, et mettra en vedette les comédiennes Markita Boies, Louise Laprade, Ginette Morin et Christiane Pasquier. Après une phase masculine, le dramaturge déclare, avec enthousiasme, être dans une période féconde pour les personnages féminins. Dans Stabat Mater II, Lorraine Pintal dirige une distribution impressionnante et entièrement féminine de quinze interprètes dont Maude Guérin, Huguette Oligny, Brigitte Paquette, Marie-France Marcotte, Michelle Rossignol, Danielle Proulx, Monique Spazianni, Suzanne Champagne. Le décor est de Danièle Lévesque, les costumes, de François St-Aubin, et les éclairages, de Michel Beaulieu.

Si l’auteur est toujours à l’origine des transformations du théâtre, il ne constitue qu’un maillon de la chaîne dramatique. Normand Chaurette dit avoir appris cela très tôt. Plus précisément en 1980, lorsque Gérard Poirier a mis en scène Rêve d’une nuit d’hôpital au Quat’Sous. «C’est lui le premier qui m’a montré la "théorie du don successif" propre au théâtre: un auteur lègue au metteur en scène qui lègue aux comédiens qui lèguent aux spectateurs…»

Linguiste de formation, Normand Chaurette a longtemps enseigné la linguistique et la grammaire transformationnelle (la façon dont le cerveau acquiert le langage) de Noam Chomsky. «Ceux qui pensent que mes pièces sont compliquées n’ont pas lu Chomsky!» dit-il en riant. Architecte du verbe, Chaurette bâtit un texte comme une maison. «La langue, c’est un matériau. Un alexandrin, un vers de douze pieds, c’est comme une poutre de douze pieds. Tout le monde me dit que mon théâtre est poétique, musical. Mais il est aussi très physique.»

À l’instar d’autres métiers ou disciplines, l’écrivain se bat avec des contraintes. Pour Chaurette, c’est le sens que l’oeuvre devrait donner à sa lecture: «Je suis prisonnier du sens quand j’écris. De plus en plus, j’aime faire l’apologie de l’abstraction au théâtre. Pour me sortir de cette prison du sens, justement. Pourquoi ne peut-on pas juger une pièce de théâtre comme si c’était un morceau de musique? Ça prend des morons pour donner du sens à une oeuvre de Beethoven ou d’Anton Dvorak.

Avis au public: laissez-vous guider par vos sentiments sans chercher à comprendre l’«histoire» de Stabat Mater. Il en est de l’art de Chaurette comme d’un grand amour: au bout du compte, seul le coeur peut nous guider.

Jusqu’au 14 novembre
Au TNM
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