Yves Jacques : La solitude de l'acteur de fond
Scène

Yves Jacques : La solitude de l’acteur de fond

Entre Paris et Montréal, au théâtre et au cinéma, YVES JACQUES mène une formidable carrière d’acteur. Entre ses rôles, il apprend à apprivoiser la solitude.

Yves Jacques a un nouvel ami! Il est plein d’esprit, d’humour et de raffinement. Pas une seule journée ne se passe, sans que le comédien ne le consulte. À plusieurs reprises, il relit ses aphorismes, repense à ses conseils, ou regarde de ses photos. Puis il plonge dans les répétitions du rôle que cet ami a écrit pour lui… voilà plus d’un siècle!

Avant de s’attaquer à Lord Goring, dans Un mari idéal, d’Oscar Wilde, qui prend l’affiche chez Duceppe le 27 octobre, Yves Jacques a joué – aux côtés de Rupert Everett – dans L’Importance d’être constant. C’était en 1996, au Théâtre National de Chaillot, à Paris. Après avoir défendu durant des mois cette pièce, l’acteur a fait un «pèlerinage» pour célébrer l’anniversaire de la mort de Wilde. Il est allé dîner dans la salle à manger de l’Hôtel des Beaux-Arts, près de la Seine, là où s’est éteint dans le plus grand désoeuvrement l’écrivain irlandais, le 30 novembre 1900.

À l’instar d’Oscar Wilde, Yves Jacques s’est aussi exilé à Paris pour refaire sa vie. Mais il n’était ni un exclu ni un paria condammé par les siens. Au contraire. En 1993, quand il décide de risquer le tout pour le tout au pays de Gérard Depardieu et d’Emmanuelle Béart, le comédien est très populaire au Québec. L’été précédent, il interprète un suave Scapin au Théâtre Juste pour rire. Plusieurs ont encore mémoire de sa délicieuse Lydie-Annne de Rozier dans Les Feluettes. Ou de ses rôles dans Jésus de Montréal et Le Déclin de l’empire américain. Malgré plusieurs Gémeaux pour ses participations dans les Bye-Bye, et un Félix pour La Légende de Jimmy, le comédien ne se plaisait plus au Québec.

«D’une certaine façon, je fuyais le milieu artistique québécois. J’avais trop joué au théâtre et à la télé. J’avais besoin de prendre du recul sur mon métier. Et sur ma vie. À Paris, ce fut formidable, j’étais une nouvelle personne. Je n’avais pas de passé, pas d’étiquette ou d’image publique.

Selon Yves Jacques, ce recul lui a permis de s’imprégner de la vie et de l’oeuvre de Wilde. Ce qui a été le déclencheur de la fameuse entrevue avec Denise Bombardier, durant laquelle – chose assez rare chez les acteurs – il parle pour la première de son homosexualité à la télévision. «Je venais de perdre un ami et je pensais à la douleur de Wilde. C’est effrayant de condamner à la prison un tel génie à cause de ça! Il aurait fallu l’aimer au lieu de le juger. Et puis, personnellement, je devais le faire. À 20 ans, j’avais honte et je le cachais. «S’aimer soi-même est le début du roman de toute une vie», a écrit Wilde. Je peux affirmer aujourd’hui qu’être gai, c’est plus que coucher avec un autre homme. Mon orientation sexuelle a forgé ma perception des choses. Les gais ont une vision de la vie différente des hétéros. Un détachement, peut-être. Parce que depuis que les gais sont tout petits, ils sont obligés de regarder la vie autrement. Comme acteur, je crois que je ne jouerais pas de la même façon si j’étais hétérosexuel.»

Tant mieux pour nous, car Yves Jacques est l’un des meilleurs acteurs de sa génération au Québec. Perfectionniste et très sensible, il touche toujours à l’humanité de ses personnages.

Le dandy solitaire
À propos du Mari idéal, pièce dans laquelle il partage la vedette avec Benoît Gouin, Marie-France Lambert, Suzanne Clément et Sophie Faucher, Jacques pense que c’est une pièce très actuelle. \«Wilde parle de corruption, de pouvoir, de la mentalité politically correct dans les hautes sphères de la société. Il se dit des choses sur la politique et la vie publique qui auraient pu sortir pendant l’affaire Monica Lewinsky. C’est fascinant de constater à quel point les moeurs évoluent en somme assez lentement.»

Pour sa mise en scène, Françoise Faucher a refusé de «dépoussiérer» le texte pour respecter la tradition, la rigueur et la noblesse de sentiments qui sont au coeur de l’oeuvre dramatique de Wilde. «Ce monde-là, c’est une élite. On ne se parlait pas comme on se parle aujourd’hui, précise Jacques. On ne peut pas québéciser Wilde ou faire semblant de jouer dans un téléroman.»

Pour Lord Goring, un aristocrate dandy et cynique qui est un peu l’alter ego de Wilde, le comédien a tout de suite eu de la compassion pour la «grande solitude» qui se cache derrière les mots d’esprit du personnage. «Soir après soir, dîner après dîner, Goring camoufle sa solitude, explique Jacques. C’est une fuite, car il craint le vide dans sa vie comme la peste. Et il s’arrange toujours pour être entouré de gens dans des salons ou des clubs. Sa pire angoisse, c’est de rentrer chez lui le soir où seul son butler l’attend. Moi aussi, entre 25 et 35 ans, j’étais seul à Montréal, et je sortais tous les soirs dans les bars. Aujourd’hui, je suis plus sage. Je préfère aller au resto avec des amis.»

Dans le métier, Yves Jacques passe pour quelqu’un de plutôt égocentrique et au-dessus de tout le monde. Il faut dire qu’il ne s’aide pas. Dans les bureaux de la Compagnie Jean-Duceppe, le comédien ne s’est pas gêné pour réprimander le journaliste devant trois employés: «J’ai su que l’entrevue n’est pas pour la page couverture! C’est dommage. Je n’ai pas mis les pieds sur une scène à Montréal depuis sept ans. Ça méritait bien un front… Tant pis pour vous!»

Plus tard, attablé au restaurant de la Place des Arts, il réajuste son tir. «Je suis peut-être trop perfectionniste. Un comédien m’a déjà dit que je projetais l’image d’un homme ayant tout ce qu’il veut; et pendant les répétitions, les acteurs se demandent comment ils vont faire pour que je m’intéresse à eux! Je pense que c’est parce que j’ai peur d’exposer mes faiblesses…»

À l’endos de son texte du Mari idéal, Yves Jacques a inscrit cette citation de Wilde: «La différence entre un caprice et une passion éternelle, c’est que le caprice dure un peu plus longtemps.»

Comédien capricieux, Yves Jacques? Allons donc, quel acteur ne l’est pas? Je laisse Yves Jacques devant chez lui. Il va retrouver sa solitude. «Je suis très indépendant, me confie-t-il finalement. À Montréal comme à Paris, j’ai besoin de cette solitude-là. C’est devenu une bonne amie.» Avec le théâtre, le cinéma, et ce très cher Oscar.

Du 27 octobre au 4 décembre
Au Théâtre Jean-Duceppe
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