Scène

Serge Boucher : L’écran humain

En écrivant sur des gens simples et attachants, le théâtre de SERGE BOUCHER a un côté Petite Vie, la caricature en moins. Après la solitude et le désespoir, l’auteur de Motel Hélène braque son objectif sur la famille.

À l’ombre d’une dramaturgie québécoise plus souvent dominée par les grands conflits familiaux hérités des Grecs (Michel Tremblay), par un imaginaire lyrique (Michel Marc Bouchard) ou une langue poétique (Normand Chaurette), Serge Boucher fait figure de tragédien du quotidien. Dans son écriture économe, les silences et les objets disent souvent plus que les mots malhabiles de ses personnages, des êtres démunis dont il traque les blessures cachées.

Pour sa troisième pièce en six ans, 24 Poses (portraits), qui sera créée la semaine prochaine au Théâtre d’Aujourd’hui, l’image d’une famille (la sienne, la nôtre) s’est imposée à l’auteur, lui qui n’avait jamais écrit que des textes à trois personnages. «Tout en poursuivant mon type d’écriture, j’avais une envie très forte de défaire mon pattern habituel, entre autres sur le plan de la structure, explique l’auteur. Motel Hélène et Natures Mortes étaient toutes deux construites en 30 scènes.»

Surtout, Serge Boucher désirait pousser plus loin son écriture, qu’on qualifie volontiers d’hyperréaliste, en «l’assumant totalement dans ce qui était le plus anodin». Le prétexte de la pièce? La réunion d’une famille banale, dans un bungalow, à l’occasion du quarantième anniversaire du fils aîné. Entre les farces plates du beau-frère, l’offrande des cadeaux, les considérations sur la météo ou la nouvelle robe de la soeur, 24 Poses croque, l’espace d’une journée, une famille bâtie sur les non-dits et les rôles dont chacun est prisonnier.

«Je ne voulais pas faire une pièce conflictuelle. Et surtout, dès le départ, ça m’intéressait énormément d’écrire une pièce où il n’y aurait pas de support dramatique. Tu sais, cette idée qu’un personnage existe s’il a une faille, s’il vit un drame. Mais je me disais: ma vie à moi ne tient pas juste sur une grande blessure. Et on est tous pareils. Est-ce possible de faire une pièce sans conflit ouvert?»

L’essentiel du texte repose donc sur ces conversations creuses, ces échanges pour ne rien dire qui meublent nos rencontres familiales. «La pièce constitue un pari: comment peut-on intéresser le public, pendant quatre actes, sur rien? Dans 24 Poses, il n’y a pas de plancher. Il n’y a pas ce fil conducteur qui sous-tend toute pièce. Le grand plaisir de cette aventure-là, pour moi, c’était de ne pas aller où on va habituellement. Mais la grande angoisse de la pièce, c’est de réussir à faire un portrait avec rien.»

Boucher s’est même refusé à écrire une grande scène explicative, qui donnerait les clés du drame, telle la scène très «payante» de son émouvant Motel Hélène. Ses personnages tendent plutôt à éviter les dialogues à coeur ouvert, les grandes vérités. «Ce qui m’intéressait vraiment, c’est le jeu des relations. Ma plus grande fascination sur la terre, c’est l’être humain. Et pour moi, 24 Poses, c’est: comment faire passer un conflit entre une mère et une fille sans jamais parler du conflit lui-même? C’est ce que j’appelle l’écriture du détour: passer par mille patentes pour que le tout ait du sens au bout du compte.»

Et dans les pièces de Serge Boucher, ce sont habituellement les objets qui permettent aux personnages d’entrer en relation les uns avec les autres, ou de révéler leur malaise. «Dans mon écriture, c’est le cumul, la somme de tous les détails qui forme un sens. Et ici, curieusement, c’est aussi par les silences que la pièce va prendre son sens.»

Des gens comme les autres
L’auteur, lui, serait plutôt du genre prolixe en entrevue, défendant avec ardeur ses personnages – «des gens simples qui n’ont pas l’art de s’expliquer, qui s’aiment tout croche, mais qui s’aiment quand même» -, jusque dans leur côté Petite Vie («la caricature en moins»), avec leur obsession de la margarine en solde ou de la tondeuse flambant neuve….

«J’avais envie de parler de cette classe moyenne, qu’on ne met pas souvent en scène. On est tout le temps dans un univers très "fucké", ou alors dans les mythes. Oui, mes personnages sont ordinaires, mais dans le sens d’extra-ordinaires. C’est toujours ça, pour moi. Si on n’est pas dans l’extra-ordinaire, ça a l’air téléroman. Alors que tout le temps que j’ai écrit 24 Poses, j’avais l’impression d’avoir une caméra à l’épaule. J’ai vraiment eu l’impression de faire un documentaire.»

Selon Serge Boucher, cette «pièce-miroir» demande simplement: «Comment peut-on passer les uns à côté des autres, sans savoir ce que l’autre est en train de vivre, ou de quoi l’autre est en train de mourir? On fait de la survie, en famille. Pourtant, curieusement, je pense lui rendre un hommage: c’est un besoin inhérent à l’humain que de se créer une famille. Personnellement, j’ai besoin de ça; c’est rassurant. Je dis toujours que la famille est un mal nécessaire. Et aussi, je pense que, souvent, on ne sait pas quoi faire du trouble de l’autre. Au bout du compte, c’est un portrait de société que je veux tracer. Je pense qu’on est tordus. Et que les relations sont devenues d’un compliqué monumental. Et, mon Dieu, ça pourrait être si simple.»

La pièce «la plus risquée» de Serge Boucher est entre les mains de René Richard Cyr, le sensible metteur en scène de Motel Hélène. En confiance, l’auteur se dit très impressionné par l’humilité et la générosité de l’équipe (parmi les comédiens, on trouve notamment Michel Dumont, Louison Danis, Guylaine Tremblay et Roger Léger). «Il faut mettre son ego de côté pour faire ce genre de pièce-là.»

«Moi, je veux que le public s’approprie ces vies-là, comme les acteurs ont été obligés de se créer leur famille Dubé. Je veux qu’on finisse le portrait. C’est pour ça que je ne voulais pas donner de ligne trop directrice. On ne sait rien de chacun. Et pourtant, on les devine tous – j’espère, en tout cas! Si les gens ne sortent pas du théâtre en disant: "Crime que ça nous ressemble", on sera passé à côté.»

Du 3 au 27 novembre
Au Théâtre d’Aujourd’hui
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