Fin de partie : Le temps suspendu
Scène

Fin de partie : Le temps suspendu

Extraordinaire réussite que l’atmosphère de cette Fin de partie, donnée par l’Infinithéâtre dans l’ancienne Fonderie Darling, rue Ottawa, au coeur du Faubourg des Récollets. Ce lieu, habité des fantômes du début de l’ère industrielle, semble souffrir du temps, si l’on peut dire, comme les quatre personnages du chef-d’oeuvre de Beckett qui n’attendent plus Godot, mais que «ça finisse».

Lorsqu’on pénètre dans la salle fermée, où les fondations du sol accidenté et le plâtre arraché des murs exhibent le passé, les personnages sont déjà là… depuis une éternité, dirait-on, pétrifiés, ultimes survivants d’une humanité qui retourne au néant: Clov, immobile, attend de reprendre du service auprès de Hamm, enseveli sous une toile dans son fauteuil à roulettes, tout comme le sont les poubelles où croupissent ses «géniteurs» culs-de-jatte, Nagg et Nell. Avec lassitude, ils continueront cette partie qui n’en finit pas de finir, mais qu’il faut bien jouer jusqu’à la fin, jusqu’à ce que s’achève cette «chose» innommable. Quoi? La mort ou, ce qui revient au même, la vie. «Quelque chose suit son cours», observe Clov, tandis que Hamm répète: «Ça avance.»

La pièce de Beckett trouve un écho retentissant entre ces murs qui s’effritent, avec l’humidité qui vous gèle jusqu’aux os et l’air irrespirable, saturé de poussière de démolition. Transis, une couverture sur les genoux (charitablement mise à notre disposition), nous devenons les vis-à-vis idoines de Hamm, aveugle et paralysé, une couverture recouvrant ses jambes inutiles; et la déchéance physique, l’étau qui se resserre, bref, la fin, nous la sentons approcher aussi.

Le regard errant, le rire sans joie, cachant une anxiété palpable sous des éclats de dérision, le Hamm de Jean Archambault est saisissant. Cet acteur, qui ne joue presque plus sur nos scènes, connaît ici des moments très forts. Il compose avec Sean Devine un duo troublant, typiquement beckettien, de maître et d’esclave, où chacun a désespérément besoin de l’autre. Devine campe un Clov d’une grande présence physique, avec une attitude du corps laissant deviner d’atroces douleurs: les pieds meurtris qui se traînent, les montées pénibles dans l’escabeau et les descentes périlleuses, une main recroquevillée comme si ses membres s’atrophiaient. Dans les rôles secondaires de Nagg et Nell, clowns tristes et pitoyables dans leurs poubelles et leurs habits de fiançailles défraîchis, Marc Gélinas et Carolyn Guillet marient la bonhomie et la nostalgie.

Il faut saluer le travail du metteur en scène Guy Sprung (qui respecte scrupuleusement les didascalies de Beckett), de sa scénographe Catherine Bahuaud et de son éclairagiste Jean-Charles Martel. De musique, point; elle paraîtrait déplacée, presque indécente, dans cette désolation froide.

On se réjouit du choix de cette pièce comme requiem pour le XXe siècle. L’occasion n’est pas si fréquente de voir à Montréal cette oeuvre, créée à Londres, en français, en 1957. On se souvient de la mise en scène de Jean Salvy au Café de la Place, en 1993, avec Jacques Godin et Jean-Louis Millette en Hamm et Clov, mais moins de celle de Jacques Zouvi à l’Égrégore en 1960, avec les deux mêmes comédiens dans les mêmes rôles.

Hélas! La décision de glisser ici et là des répliques en anglais compromet la force du texte. Cette fantaisie de la part d’une équipe de création bilingue, qui joue le spectacle en alternance dans chacune des langues, n’est justifiée ni par le texte ni par la proposition du metteur en scène. Aurait-on sous-estimé l’importance de la logique et du rythme propres à chaque langue? Or, dans cette pièce où rien ne se passe, on devine le poids extrême des mots, les échanges évoquant par moments un match de tennis. J’ai donc goûté Beckett, mais par à-coups. Et je suis sortie avec l’impression d’avoir été privée de quelques sets de cette «fin de partie».

Jusqu’au 14 novembre
À la Fonderie Darling