Jocelyne Montpetit : Regard intérieur
Scène

Jocelyne Montpetit : Regard intérieur

En se demandant à quoi rêvent les aveugles, la chorégraphe JOCELYNE MONTPETIT a créé une œuvre où l’essentiel est visible dans le mouvement. Sens dessus dessous.

Question fascinante que celle posée par Jocelyne Montpetit dans le cadre de sa dernière création solo, À quoi rêvent les aveugles?. Cette question se prête magnifiquement à un monde imaginaire peuplé de sons, de formes et d’odeurs. «Ça fait des années que j’y réfléchis. En 1994, j’ai voulu monter une pièce de groupe sur ce sujet, mais je ne l’ai pas fait faute de subventions. Aujourd’hui, je me rattrape. C’est que les artistes ont la tête dure», dit-elle dans le brouhaha matinal du Café Cherrier, à quelques pas de l’Agora de la danse, où elle crée à temps plein depuis un mois. C’est aussi à cet endroit qu’elle livrera, à partir de la semaine prochaine, son dernier travail et la reprise d’Icône.

«Hier encore, je rappelais à Axel la chance extraordinaire de pouvoir travailler une œuvre jusqu’à tard dans la soirée.» Le Axel en question, c’est Axel Morgenthaler, un concepteur de lumières d’origine suisse avec lequel elle collabore depuis trois ans. Le début de leur collaboration a coïncidé avec l’apparition d’un deuxième souffle dans la carrière de Jocelyne Montpetit.

Danseuse de ballet qui aspirait à devenir comédienne, à la fin des années 70, la jeune femme s’est initiée au mime auprès de Gilles Maheu et Jean Asselin, puis du Français Étienne Decroux. Peu de temps après, elle déménageait au Japon afin d’approfondir le buto auprès de maîtres comme Tatsumi Hijitaka, Min Tanaka et Kazuo Ohno. Sa quête? Mettre à nu son monde intérieur ou «insuffler une essence à la forme». Après avoir dansé au sein d’une compagnie de buto, elle est revenue au Québec, après sept années d’absence, avec le désir de monter des pièces de groupe et des solos. Malgré un entêtement aigu et une incroyable capacité d’interpréter un univers singulier, Jocelyne Montpetit n’atteignait pas les mêmes sommets de popularité que Ginette Laurin ou Marie Chouinard.

Et voilà que depuis trois ans, ses mouvements se fusionnent avec les jets de lumière d’Axel Morgenthaler. Cette association lui assure une reconnaissance plus que méritée de la part du public et de la critique. Ces temps-ci, des projets de tournées se dessinent et une invitation à présenter un spectacle dans le cadre du programme des danses du millénaire lui a été lancée (initiative de l’équipe du FIND prévue pour l’automne prochain). Les retombées de son récent succès se perçoivent à l’œil nu chez elle. Jocelyne Montpetit parle, sans retenue, de ses doutes et de ses bonheurs professionnels. Rien à voir avec l’artiste d’autrefois toujours soucieuse en entrevue de la bonne compréhension de sa démarche artistique. «Comme beaucoup d’artistes, je vise l’essentiel, explique-t-elle. La plupart de mes collègues japonais trouvent que mon travail n’est pas du buto. Ils disent que j’ai trouvé mon langage personnel.»

Depuis 1997, la chorégraphe-danseuse visite régulièrement Kazuo Ohno dans ses studios japonais, histoire de renouer avec une partie de sa vie qui lui fut essentielle. «Ohno m’aide à être moins angoissée dans ma créativité. Il m’enseigne une danse personnelle, connectée à l’âme. C’est le seul lieu d’apprentissage où je peux poursuivre mon propre travail.»

Cette dernière œuvre se révèle un sujet en or pour elle. «Elle fait référence à l’intériorité: comment danser une forme que je n’ai jamais vue?» Pour nourrir sa réflexion, elle visite des expositions et lit des ouvrages portant sur le thème de la cécité. Elle demande aussi à des non-voyants de son entourage, dont son accordeur de piano, à quoi ils rêvent. «Celui-ci rêve à des formes. Pour qu’il se les imagine, il doit les avoir touchées. En me disant cela, il dessinait avec ses mains dans l’espace les courbes d’un arbre. Je percevais de la danse dans ses mouvements. C’était extraordinaire.» Et, bien sûr, elle a visité cet été son vieux maître Kazuo Ohno. «Avec lui, je travaille avec des yeux tout le tour de la tête. Ils sont aussi dans le cou, dans le dos, dans les jambes», dit-elle.

Les années-lumière
À quoi rêvent les aveugles? complète une trilogie sur les thèmes de l’envol et du rapport du corps avec la lumière. «À la fin du premier solo, Transverbero, lorsque les rayons de lumière plongent derrière moi, j’ai vraiment l’impression d’avoir des ailes. Dans le solo suivant, Icône, j’incarne le personnage de La Douce de Dostoïevski. Cette femme qui s’est jetée par la fenêtre, comme c’est Icare brisé. Enfin, dans À quoi rêvent les aveugles?, l’âme conduit la danse.»

Comme à son habitude, la chorégraphe-danseuse a puisé dans ses souvenirs d’enfance pour ressentir l’émotion initiale: ici, une musique de Chopin jouée à son cours de ballet; là, le cri strident des cigales. Mais, au bout du compte, il ne fut pas facile de mettre en mouvements et en lumière une question aussi existentielle. «Dès qu’on est entrés dans la salle, les choses ont pris forme. Il se passe comme une fusion entre la lumière, la danse et les costumes. Autant je suis une artiste indépendante, autant j’ai besoin d’une fusion dans mon travail. Et ça fonctionne très bien, c’est comme s’il n’y avait plus de corps sur la scène.»

Et pour l’une des premières fois de sa carrière, Jocelyne Montpetit dort d’un sommeil agité. C’est que certains éléments scéniques, comme la présence de colombes, ajoutent une note d’imprévisibilité au spectacle. Mais l’artiste n’en est pas à son premier obstacle. «C’est fascinant de voir ce qui ressort quand on supprime un sens. Jeune, j’avais de la difficulté à prendre la parole en raison de ma timidité. C’est pourquoi j’ai appris à le faire par le corps. Si on a quelque chose qui fonctionne moins bien, on a forcément quelque chose qui fonctionne mieux.»

Si Jocelyne Montpetit a l’impression d’avoir touché à l’essentiel avec sa dernière œuvre solo, il lui reste encore bien des choses à dire sur scène. En outre, elle nourrit le projet d’enseigner à des danseurs québécois ce que ses maîtres japonais lui ont appris. «J’ai eu la chance de travailler avec des encyclopédies vivantes de la danse, c’est la moindre des choses de transmettre ce savoir-là.»

Du 10 au 20 novembre
À l’Agora de la danse
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