L'Homme en lambeaux : Les héritiers de Tchekhov
Scène

L’Homme en lambeaux : Les héritiers de Tchekhov

On dit de la Russie qu’elle est, sur le plan théâtral, un véritable continent. Pourtant, on sait bien peu de choses des dramaturges qui peuplent aujourd’hui ce pays mythique. Méconnus de ce côté-ci de l’Atlantique, mal (ou pas) payés chez eux, les héritiers de Tchekhov ont trouvé une alliée en la personne de Luce Pelletier. Russophile convaincue, elle consacre la saison du Théâtre de l’Opsis, qu’elle dirige, aux «enfants de plume» du grand Anton. Pour inaugurer l’an 2 du cycle Tchekhov, entrepris avec Je suis une mouette (non ce n’est pas ça), elle a choisi une œuvre d’un auteur contemporain inconnu ici, Mikhaïl Ougarov.

En optant pour cette pièce cinglante, la metteure en scène a vu juste: L’Homme en lambeaux est un morceau de choix, une sorte de Tchekhov version fin du 20e siècle. Écrite en 1993 et traduite par Yves Barrier, cette comédie noire se divise en 20 tableaux à la fois drôles et cruels. Le héros de ces variations sur le thème de l’envie – «Quelqu’un» – a décidé de bousiller sa vie. Il s’agit d’un homme en lambeaux, d’un lâche qui a troqué sa capacité de s’indigner contre une molle apathie. Ici, il passerait ses journées à boire de la bière devant son téléviseur. Là, il sifflote en feuilletant des classiques qui alimentent sa mélancolie. Il a reçu par la poste deux cahiers qui relatent, de façon erronée, son quotidien de raté. Bien décidé à rétablir la vérité, il nous offre vingt fragments de sa chute.

Outre le narrateur au cœur en charpie, cinq personnages viennent s’épancher dans l’appartement communautaire où se déroule l’action. Ces êtres colorés échangent avec un grand sens du comique des répliques qui font mouche. La palme de la truculence revient à Annick Bergeron, qui campe une Natacha mal fagotée à la vulgarité irrésistible. «Le travail au noir, ça fortifie le mariage», lancera-t-elle, avec un humour typiquement slave, à Liocha (Michel-André Cardin, allumé et savoureux), qui s’envoie en l’air avec une femme mariée… En aînée dotée d’une grande sagesse, Catherine Bégin impressionne également. Un pied dans le passé et l’autre dans le présent, sa Tikhonova raconte des souvenirs amers, tout en se plaignant de ceux qui, au quotidien, lui empoisonnent la vie. Moins flamboyants, Anne-Catherine Lebeau et Antoine Durand s’en tirent fort honorablement, tandis que Luc Bourgeois incarne avec fougue un Koletchka névrosé, à la limite de la caricature.

Ces personnages délirants évoluent dans une mise en scène rythmée de Luce Pelletier. À cette structure sans temps morts s’ajoutent une ingénieuse scénographie faite de cubicules et une incroyable musique pop russe cheapo aussi efficace que dérangeante.

Malgré le chaos qui baigne la Russie, nous dit Ougarov, tous les espoirs y sont encore permis. «Tout va bien, il suffit d’attendre trois ans…», philosophe d’ailleurs Tikhonova tout au long de la pièce. Si L’Homme en lambeaux est une ode au renoncement et au laisser-aller, la mise en scène de Pelletier se révèle, en contraste, un modèle de précision et de rigueur. Après Je suis une mouette (non ce n’est pas ça), l’Opsis offre une autre création de haut calibre. Vivement la suite de ce cycle Tchekhov… y

Jusqu’au 27 novembre

Au Théâtre du Maurier du Monument-National

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