Olivier Py : Je est un autre
Scène

Olivier Py : Je est un autre

À 34 ans, OLIVIER PY est déjà un des artistes les plus en vue de la jeune génération théâtrale en France. L’Espace Go présente exceptionnellement quatre représentations de Requiem pour Srebrenica, sa dernière pièce, qui parle de la précarité de la condition humaine.

«Seulement en France», pourrait-on dire, pour paraphraser le dicton américain. Au pays de Voltaire, la tradition polémique n’est pas morte, et une œuvre d’art peut encore s’inspirer de l’actualité brûlante pour allumer des passions. Composée en totalité de documents véridiques, de témoignages, Requiem pour Srebrenica reconstitue les tragiques événements qui ont mené au honteux abandon de l’enclave bosniaque, en juillet 1995, alors que ses 42 000 habitants – dont une majorité de réfugiés – furent déportés ou massacrés.

On doit ce collage à Olivier Py, l’un des noms les plus en vue de la jeune génération théâtrale hexagonale, à la fois auteur (entre autres, de La Servante, une œuvre d’une durée de vingt-quatre heures!), metteur en scène et comédien. Créée en janvier 99, présentée en juillet dernier au Festival d’Avignon, puis, lors d’une représentation «extrêmement émouvante», dans cette autre ville-martyre qu’est Sarajevo, à la fin octobre, la production du Centre dramatique national d’Orléans, dont Py est le directeur, fera un arrêt exceptionnel à l’Espace Go, du 9 au 12 novembre.

On mesure mal, de ce côté-ci de l’Atlantique, «l’infini désarroi» qu’a pu provoquer en Europe cette guerre meurtrière. Conflit qui faisait rage à une heure d’avion de Paris… «Je crois qu’on a pu constater, tout d’abord, que les institutions européennes ne fonctionnent pas, avance Olivier Py, joint sur une île au large de Brest, où il écrit une épopée philosophique. Et que tout ce qui avait été mis en place par les Alliés après la guerre pour qu’il n’y ait plus jamais de génocide ne fonctionne pas non plus. Avec ce spectacle, on voulait surtout voir quelle était exactement la responsabilité de l’Europe dans cette affaire. Srebrenica a été emblématique de l’ensemble de cette guerre, puisqu’elle avait recueilli la population des autres enclaves, et qu’elle a attendu pendant trois ans une mort annoncée. Il y a quelque chose d’irrationnel dans sa chute, comme si tout y avait conspiré pour qu’on conclue une paix mal faite: les accords de Dayton.»

Pour Py, son choix d’en faire une pièce n’a rien d’étonnant: «Je n’ai rien vu de plus grave à mon époque. C’est un choc terrible quant à la façon d’appréhender notre culture et notre place dans le monde. Aussi, en France, ça a fonctionné pendant trois ans, et même pratiquement cinq avec le Kosovo, comme une sorte d’affaire Dreyfus, qui a divisé la population. Il y a eu des débats très houleux autour du spectacle.»

Un implacable «J’accuse», cette pièce qui met nommément en cause les complices de la tragédie, d’une télévision absurdement indifférente à feu le président François Mitterrand? «Je ne pense pas qu’on puisse faire du théâtre accusateur; c’est une mauvaise raison de faire du théâtre, nuance Olivier Py. Ce n’est pas du tout au théâtre de dénoncer. Il se situe vraiment à un autre endroit. Ce que le théâtre essaie de faire, ce n’est pas de montrer l’événement comme exceptionnel, bien au contraire. C’est d’essayer de le relier à une histoire de l’humanité. Le théâtre parle de ce qui a eu lieu toujours. Il est prophétique en ce sens: il dit ce qu’il y aura toujours. C’est sa force d’être totalement atemporel. Il s’agit donc de faire entendre la part du mythe, de relier ces souffrances avec celles des tragédies grecques. Le mythe dit "nous" là où la politique, l’idéologie n’arrivent pas à le faire;, alors il est très reconstructeur.» Et, si le théâtre trempe souvent dans les guerres, c’est parce qu’il a le mérite de montrer «la force de l’irrationnel, comment la puissance de l’irrationnel détermine les actes, et parfois les décisions politiques. À ce jour, je n’ai jamais vu que le théâtre qui soit capable de montrer ça.»
«Requiem pour Srebrenica est une prière pour le repos des morts. Je crois vraiment que quand les événements de Bosnie seront très loin, on pourra encore l’entendre. Parce que ça parle de nous tous, de la précarité de la condition humaine.»

À l’instar de la Shoah, Srebrenica pose la question de la représentation de la souffrance humaine (rappelez-vous la controverse entourant le film La Liste de Schindler, accusé de faire de l’Holocauste un spectacle). «Il ne faut pas dénier à l’art la possibilité de parler de son temps et de la souffrance des autres, croit le metteur en scène. Mais en même temps, il ne faut pas que ça devienne quoi que ce soit de fictionnel, de commercial, de racoleur, de ce que j’appelle obscène, où l’on trouve très jolie ou très touchante la souffrance de l’autre. Il faut trouver quelque chose. C’est là où le spectacle est intéressant, à mon avis.»

D’où la forme documentaire de Requiem…, mosaïque d’extraits de reportages, de minutes de procès, de déclarations politiques officielles, de poèmes, de témoignages de première main, issus de médecins, de victimes, de soldats serbes… Le tout porté par trois narratrices («Il ne reste de Srebrenica que des femmes»), qui incarnent la parole de ces personnages très majoritairement masculins. «Ce que montre Requiem…, c’est d’abord des prises de parole différentes. Certaines qui défigurent la parole, d’autres qui ne peuvent pas avoir lieu parce que ce qu’il y a à raconter est au-delà de la possibilité de parole. On ne traite pas de la même manière la parole des victimes et celle des bourreaux. Dans un cas, il faut faire entendre toute la violence et le mensonge sous-jacents. Et dans l’autre, on n’a droit à aucune mise en scène. On a uniquement le droit de faire entendre la parole.»
Et le théâtre d’Olivier Py repose d’abord sur la parole. «Je suis l’une des dernières personnes du millénaire qui aient encore confiance en la parole… Moi, je trouve les actes souvent très ambigus, très polysémiques. Un homme prenant la parole est la chose qui me bouleverse le plus. C’est pour ça que je fais du théâtre.»

Un théâtre qui flirte parfois avec le social: Py a déjà écrit une pièce sur les «sans-papiers»; et, en 95, il a fait la grève de la faim aux côtés d’Ariane Mnouchkine, histoire de protester contre le désistement des démocraties européennes devant le conflit en Bosnie. Pourtant, le créateur de 34 ans, qui assure qu’il aurait été très malheureux en 68 («Aujourd’hui, les jeunes se font moins avoir par les idéologies, les grandes phrases; leur engagement est beaucoup plus pragmatique»), réfute le titre d’artiste engagé. Il n’y croit pas. «Ce qui s’est passé en Bosnie, c’est une peine d’amour et une angoisse personnelles, précise-t-il. Si ça n’avait pas été le cas, je n’en aurais pas parlé. Il y a un "je" malgré tout dans le spectacle.»

«Je considère que l’engagement, c’est quelque chose de plus grave et de plus puissant que de passer six mois de sa vie à faire une pièce. De plus total. Ce que je fais pour le monde, ce n’est jamais que du théâtre. Mais c’est aussi du théâtre: c’est énorme.»

Du 9 au 12 novembre

À l’Espace Go

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