Peter Batakliev : Montréal, ville ouverte
Scène

Peter Batakliev : Montréal, ville ouverte

Avec Alexandre Marine et Igor Ovadis, PETER BATAKLIEV est un autre nouveau visage de la scène montréalaise venu d’Europe de l’Est. Il sera à l’Usine C pour défendre un solo sur la guerre signé Adel Hakim.

Le malheur des uns fait le bonheur des autres: pendant que les anciens pays communistes se vident de leurs artistes, la filière de l’Est ne cesse d’enrichir le théâtre québécois… Outre les Russes Alexandre Marine ou Igor Ovadis, la scène montréalaise profite du talent d’un autre enfant du Rideau de fer. Parti de Bulgarie il y a dix ans, Peter Batakliev est plus connu de l’autre côté de la barrière linguistique, où l’on a souvent louangé son jeu, son étonnante prestance physique.

Récemment, le comédien chargeait d’une présence magnétique et pathétique le personnage de Lucky dans le Waiting for Godot monté au Centaur. Un rôle pour lequel il a été consacré Révélation de la saison 98-99 par le Montreal English Critics Circle. C’est peut-être bien au tour de la communauté francophone de découvrir ce comédien accompli, qui joue depuis l’âge de seize ans. La chance lui en est en tout cas donnée avec Exécuteur 14, un texte solo d’Adel Hakim, que le sympathique comédien jouera à l’Usine C, dès le 24 novembre.
Il revient de loin, Peter Batakliev. Lui qui connaissait une belle carrière dans son pays natal, membre permanent du Plovdiv State Theatre, il a dû repartir à zéro en débarquant dans le meilleur-pays-du-monde. À 28 ans. Rien de tel pour secouer l’identité. «On était pas mal confus en Bulgarie, explique-t-il. Je suis né dans un pays communiste. Toute ma formation comme individu a été fondée sur des mensonges! Petit, tu écoutes la télé, la radio, tes parents et tu te dis: c’est ça la réalité, c’est ça le monde. On voit des reportages sur les pays occidentaux, qui sont tellement… ouach! Et à l’adolescence, tu commences à te poser des questions. Tu vois qu’il y a quelque chose qui ne marche pas. Jusqu’au moment où je ne pouvais plus supporter ça. En arrivant ici, je me suis rendu compte que tout était faux.»
Au début de 1990, dès que le gouvernement bulgare autorise enfin ses citoyens à détenir un passeport, Peter Batakliev s’empresse de s’enfuir. Il fait semblant de s’envoler pour Cuba (un pays allié qui ne requérait pas de visa) et échoue à… Terre-Neuve, où l’avion, avait-il appris, devait s’arrêter faire le plein.

Le jeune homme demande l’asile politique aux bureaux de l’immigration de la dernière-venue des provinces canadiennes. «Je suis resté six mois là-bas, et je me demandais ce que je faisais là, rigole-t-il. Si tu vas à Terre-Neuve, tu vas te poser plein de questions: est-ce que c’est ça, le Canada? Qu’est-ce que je fais là? C’était bizarre.»

Le comédien déménage donc à Toronto. «Dépression totale. Je ne pouvais pas dire un mot en anglais. Ça m’a pris trois ans avant de faire ma première démarche d’acteur.» Pour gagner sa croûte, il fera des petits boulots, dont livrer des pizzas, pendant plusieurs années. Puis l’amour s’en mêle, en la personne d’une Québécoise, et Peter la suit à Montréal. «Et c’était comme une autre dépression: ah mon dieu!, le français maintenant. Non!!! (rires) Je commençais juste à me débrouiller avec l’anglais…»

Mais les choses se placent tranquillement pour Peter Batakliev. En 1995, il fonde avec Alexandre (Sasha) Marine le Théâtre Deuxième Réalité, pour lequel il jouera dans trois productions: The Emigrants, The Swan et Nous autres. «Sasha m’a beaucoup aidé à gagner un peu de confiance que, même avec un accent, on peut jouer sur scène. Parce que j’avais presque décidé que je ne pouvais plus continuer à être comédien. Mais finalement, j’ai compris que quand ce n’est pas trop pénible pour le public de supporter ton accent (rires), quand tu le rends plus accessible et que tu es capable d’exprimer de vraies émotions sur scène, ça marche. Maintenant, je me sens beaucoup mieux dans ma peau.»

Aidé par le fils de sa copine – qui est, à neuf ans, son prof de français attitré! -, Peter Batakliev parle un français méritoire (il tient absolument à faire l’entrevue dans la langue de Tremblay) et somme toute impressionnant, compte tenu qu’il ne le maîtrisait pas du tout il y a deux ou trois ans… époque à laquelle il a découvert Exécuteur 14, en version bulgare, lors de l’un de ses rares retours dans son pays d’origine. Une révélation: le comédien sent immédiatement le besoin de monter la pièce.

Le quatrième mur
Créé en 1991, traduit en plusieurs langues, ce premier texte d’Adel Hakim, un auteur né en Égypte, qui a vécu à Beyrouth puis à Paris, où il dirige le Théâtre des Quartiers d’Ivry, fait entendre le douloureux soliloque du survivant d’une guerre civile meurtrière. C’est le défi de cette aventure solo qui a d’abord attiré Peter Batakliev. «Parce que la guerre, c’est un thème qui existe depuis le début de l’humanité. La race humaine évolue très lentement. Et tout a déjà été dit sur le sujet. Mais c’est un texte qui permet d’aller vraiment chercher quelque chose de personnel. Être sur une scène, tout seul, et trouver quelle est la force qui pousse le personnage à parler.»

Plutôt que de prétendre s’adresser directement au public, le comédien et son cometteur en scène Leo Argüello – avec qui il a fondé le Théâtre Décalage – ont préféré «créer un quatrième mur, établir un endroit où on va observer le personnage comme sous un microscope. Mais en même temps, il faut embarquer le public. C’est très intéressant comme expérience».

Adel Hakim écrit au sujet de sa pièce qu’elle «propose la topographie mentale» d’un individu banal marqué par une guerre civile. Et par les métamorphoses qu’elle finit par provoquer chez lui. «On ne veut pas donner de leçon, genre: la guerre est très mauvaise…, précise Peter Batakliev. Ça, on le sait. La pièce, pour moi, c’est: est-on prêts, chacun de nous, personnellement, pas la société (la société, c’est un mot, et ce sont nous, les individus, qui la créons), à faire nos propres choix dans la vie, dans une situation extrême?» Cette situation où une victime décide de rejoindre les rangs des bourreaux nous met face à notre responsabilité individuelle.

Avec ses clans aux religions antagonistes, ce conflit fratricide et anonyme évoque de façon troublante la Bosnie, le Liban… Une métaphore de «n’importe quelle grande ville au monde». Cette tour de Babel est nommée dans une langue métissée, comportant des mots issus de plusieurs langues. Le comédien y a vu une permission, une façon de s’intégrer dans le texte. «Ça m’a donné confiance: oui, le gars peut parler avec un accent, il est d’une ville cosmopolite. Montréal est une ville comme ça.»

Et une ville davantage ouverte aux origines diverses, comme peut en témoigner Peter Batakliev, qui travaille de plus en plus en français. Il vient de jouer un premier rôle dans L’Instant fatal, un long métrage de Céline Baril. L’an prochain, il va mettre en scène une pièce bulgare dans un important théâtre francophone (qu’on ne peut nommer pour l’instant).

Sa renaissance est en bonne voie. «Je peux dire que j’ai dix ans maintenant, affirme le comédien, qui fêtera ses 38 printemps le jour de l’avant-première d’Exécuteur 14. Parce que c’est une autre vie, complètement différente. Il faut apprendre à parler, apprendre la culture, les manières…»

«Ça m’a pris dix ans pour refaire ma vie. Je commence à peine. Mais je pense que je me suis retrouvé.»

Du 24 novembre au 4 décembre
Au Studio de l’Usine C
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