Ushuaia : Chambre avec vues
Après deux créations, on peut conclure une chose d’Éric Jean: l’auteur et metteur en scène s’intéresse aux âmes errantes, perdues dans un univers entre rêve et réalité. Le jeune créateur émoulu de l’UQAM s’ébat dans un riche terreau d’exploration: l’imaginaire. Et il le fait non sans talent.
Ushuaia, son second spectacle après Une livre de chair, aussi présenté à Fred-Barry, s’installe sur de fascinantes prémisses. C’est en quelque sorte Madame et ses fantômes transporté dans une ancienne maison de chambres d’Ushuaia, en Argentine, la ville la plus méridionale au monde, ultime dépositaire, dit-on, des chagrins d’amour dont on désire se libérer… Jolie idée: véritable collectionneuse de mémoires, Marion (Johanne Lebrun) recueille les histoires des autres, grâve à un cimetière de boîtes contenant des objets ayant appartenu à des personnes aujourd’hui mortes ou disparues. Elle fait revivre les anciens locataires de ce qui fut autrefois un carrefour tragique d’êtres en fuite, de personnages en quête d’auteur, carburant à l’illusion.
On assiste, dans un climat irréel, aux chassés-croisés de personnages qui s’accrochent tous à un désir éperdu et pour qui les accidents du hasard prennent souvent le visage du destin. À l’instar de Murielle (Caroline Clément), une comédienne en herbe, Jérôme (Ariel Ifergan) rêve de décrocher un rôle dans le film d’Albert, depuis qu’il a trouvé le scénario dans son taxi. Pour sa part, le cinéaste (Hugues Fortin) tente de faire croire à Léonie (Sandrine Mézerette), amnésique à la suite d’un accident de voiture, qu’il est son mari. Antoine (Stéphane Franche) fait aussi du cinéma à Simone (Isabelle Lamontagne), un ancien mannequin défigur, qu’il brûle de séduire et dont il a suivi la trace jusqu’à la Terre de Feu…
Alors que les temps et les niveaux de réalité se chevauchent, le texte – d’inégale force – progresse par ruptures, interruptions, courtes scènes. Les influences cinématographiques abondent dans ce spectacle où la fiction brouille les pistes (Léonie et Albert rejouent même une scène du Mépris sous la musique de Georges Delerue). Des éclairages atmosphériques qui transforment l’adéquat décor (signé Normand Boucher), servi notamment par un ingénieux jeu de portes, derrière lesquelles les personnages apparaissent et disparaissent; une généreuse – et envahissante – trame sonore servant souvent d’écriture scénique: le tout compose habilement un univers insolite. La pièce prend la saveur d’un songe baigné de mélancolie et de nostalgie.
Par ailleurs, certains personnages semblent inaboutis: par exemple, le rôle de Justine (Julie Rivard), compagne réelle de Marion, rescapée d’une histoire d’amour, reste un peu accessoire. Et l’interprétation, généralement honnête, pourrait être plus forte. Johanne Lebrun est coincée avec un accent sorti de nulle part qui, oui, confère de l’étrangeté à son personnage «sans histoire», mais aussi une sorte de ton faux, assez agaçant, à tout ce que Marion dit.
Spectacle imparfait, bref, mais étincelant d’imagination. Éric Jean aura prouvé, en deux shows, qu’il maîtrise un univers singulier. À surveiller…
Jusqu’au 21 novembre
À la salle Fred-Barry
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