Daniel MacIvor : Le duo infernal
Avec Monster, du tandem torontois DANIEL MACIVOR et DANIEL BROOKS, le Quat’Sous nous offre une rare occasion d’éprouver des frissons d’effroi au théâtre. Et dans la langue d’Ann Rice…
C’est devenu incontournable: si on veut voir du théâtre «canadian» bien noir à Montréal, il n’y a qu’une seule adresse. Le Centaur? Hum… pas vraiment. Le Quat’Sous, bien sûr. Après les Fraser, Thompson, Walker, le petit théâtre de l’avenue des Pins accueille la semaine prochaine Monster, un solo créé en 1998 par les célébrés torontois Daniel MacIvor et Daniel Brooks. Et présenté ici dans la langue de l’interprète, MacIvor, s’il vous plaît.
Mais pourquoi donc une telle concentration d’oeuvres puisant dans le côté sombre des choses chez nos compatriotes anglophones? «Le Canada anglais est si vaste, et la menace de l’influence américaine, si grande, que notre identité est dans l’ombre, et je pense que ça nous attire vers l’ombre, avance Daniel MacIvor. Ces oeuvres traitent de gens qui s’éveillent brusquement au monde et le découvrent comme incroyablement peu familier, étrange. Soudain, ils ne savent pas qui ils sont ni où ils sont. Et je pense que lorsqu’considère son existence dans le Canada anglais, c’est pareil: il n’y a rien à quoi se raccrocher.»
Rencontré à Montréal il y a quelques semaines, alors qu’il tournait dans un film de Jean-François Monette, présentement auteur en résidence à l’École nationale de théâtre, l’acteur-auteur-metteur en scène incarne dans Monster huit personnages principaux, sans compter les figures secondaires, avec pour seuls instruments de transformation l’éclairage, sa voix et son corps. «C’est un show incroyablement difficile à jouer, mais c’était l’idée de départ: je voulais faire quelque chose que je ne pourrais jamais maîtriser, de sorte que ça continue d’être intéressant et de rester un défi pour moi. C’est extrêmement satisfaisant.»
Dans une ligne narrative fracturée, où «le public doit reconstituer l’histoire lui-même», Monster mêle les histoires d’horreur sordides à la violence ordinaire. Le show produit par Da da kamera est présenté comme une expérience aussi drôle («Je pense que le pire crime est d’ennuyer le public», de dire MacIvor, qui se qualifie d’«entertainer», même s’il est associé au théâtre alternatif…) qu’épeurante. Rare occasion d’éprouver des frissons d’effroi au théâtre.
«La pièce parle de cette part de nous-mêmes qui veut ralentir devant les accidents de voiture pour regarder, explique l’interprète. Il y a une expression allemande, schadenfreude, qui signifie se délecter devant la misère d’autrui. Je pense que ça explique la popularité de shows comme celui de Jerry Springer, où nous regardons des gens embourbés dans la misère en ressentant une sorte de soulagement et un certain plaisir de ne pas être à leur place… Et je crois que c’est épeurant de confronter cette partie de nous-mêmes.» La part monstrueuse.
Autre notion dérangeante: la pièce «accepte l’idée que le mal existe» en lui-même. Alors que depuis les années 70-80, on vit sous le règne de la mentalité «self-help», Monster «dit qu’en fait, il y a un mal (evil) qui existe en dehors de nous, indépendamment de l’environnement, du statut économique…, que ce n’est pas quelque chose qu’on peut contrôler.» Daniel MacIvor a puisé cette idée dans un court roman de Doris Lessing, Le Cinquième enfant (LE livre à ne pas mettre entre les mains d’une femme enceinte…), si terrifiant dans sa simplicité même. «C’est la plus effrayante des histoires banales. Qu’est-ce que cette bonne mère a fait de mal pour que son cinquième enfant soit un monstre? Rien.»
Il n’y a pas non plus d’explications toutes faites dans les spectacles du duo Brooks-MacIvor. «Les idées qui nous intéressent sont celles qui ne se résolvent pas facilement, qui n’ont pas nécessairement de conclusion. Dans beaucoup d’oeuvres contemporaines, au cinéma, et même souvent au théâtre, il y a une tendance à manipuler la narration, pour créer un épilogue satisfaisant qui apporte une solution à l’histoire. Mais pour moi, ça simplifie à outrance nos vies. Les gens qui viennent au théâtre ont des vies très complexes, très difficiles. C’est éprouvant de vivre dans le monde moderne. Et je pense qu’il est injuste de montrer que c’est facile de solutionner des problèmes. On doit plutôt apprendre à vivre avec.»
Au-delà des causes simples de la violence (les médias irresponsables, la transmission de la souffrance via la relation père-fils…), qui ne sont jamais que des symptômes, Monster transporte la grande question qui se niche toujours au coeur du travail du tandem canadien: «Pourquoi nous sentons-nous vides? Quel est ce trou que nous essayons de combler en faisant des pièces, en y assistant, en travaillant?… Tout ce que nous faisons est une façon de nous remplir.»
Avec son complice Daniel Brooks, MacIvor partage la paternité de sept ou huit shows, dont trois solos. «On est comme un vieux couple marié», résume-t-il. Autant le premier Daniel, déjà venu au FTA avec Insomnia, semblait réservé, autant celui-ci est expansif, verbo-moteur rapide. «Je suis celui qui dit: oui oui oui. Tandis que lui y va de: hum… peut-être. Il est très logique et rationnel. Je suis plus émotif et instinctif. Je souhaiterais pouvoir être comme lui, et vice versa, et je pense que c’est pour ça que nous travaillons ensemble: pour pouvoir combler ça en nous.»
En création, le duo accomplit une étrange routine, sorte de danse entre l’enfant créateur et le parent critique. «Techniquement, j’écris et il dirige. Mais il donne des notes dès le début. Alors, c’est un rapport beaucoup plus symbiotique. Essentiellement, on travaille comme ça: on parle d’idées pendant très longtemps, et il n’est jamais satisfait. Alors je deviens frustré et je pars monter quelque chose, que je lui montre. Et il reste insatisfait; mais au moins, nous avons une grosse chose à propos de laquelle être insatisfaits, et non plus une série de petites idées… D’une certaine façon, j’essaie de lui plaire, et lui joue le spectateur le plus difficile et le plus aimant qu’on puisse imaginer.»
Au Théâtre de Quat’Sous
Du 8 au 12 décembre
Voir calendrier Théâtre