Roger Sinha : Folie cultures
Après un détour par l’Europe et l’Inde, le chorégraphe montréalais ROGER SINHA vient nous présenter deux solos théâtraux, humoristiques et colorés. Il nous parle de ce qui l’a amené à ce mélange de danse indienne et contemporaine qui le caractérise.
Si Roger Sinha a autant de succès avec Burning Skin et Chaï, c’est peut-être parce qu’il est parvenu à rire d’un sujet qu’il connaît bien: le racisme. De père indien et de mère arménienne, il en a bavé quand il était enfant. Adulte, il exorcise ses démons à sa manière. «J’aime toujours travailler avec l’humour, confie-t-il. C’est important pour moi. Le monde devient plus détendu, plus ouvert, plus relax. Tu sais, on a toujours l’impression que la danse contemporaine, c’est sérieux, dramatique, tragique.»
Pourtant, la nouvelle d’Hanif Kureishi dont il s’est inspiré pour créer Burning Skin est plutôt dramatique. The Rainbow Sign raconte l’histoire d’un homme qui se plonge dans l’eau bouillante dans le but de se blanchir la peau. Le chorégraphe a cependant glissé sur la pente comique tout naturellement. Il repense à la cérémonie du thé, un des tableaux de Burning Skin. «Je ne savais pas que ça serait drôle. Je trouvais ça plutôt triste, un gars qui renie sa culture.» Par contre, il a voulu faire une suite carrément loufoque lorsqu’il a créé Chaï cinq ans plus tard. «C’est une célébration de la vie, de la danse. Je ris de tout, de la danse indienne, du ballet, de tout.» À cette époque, après avoir voyagé en Europe et en Inde, il assumait pleinement son héritage culturel.
Tout au long des deux pièces, les tableaux se succèdent au son d’une trame sonore hétéroclite. Sinha s’offre toutes les fantaisies, mélangeant les styles et les cultures. Il se plaît particulièrement à associer une forme de danse avec une musique des plus inattendues. Alors que le personnage de Burning Skin se transforme peu à peu en Occidental, dans Chaï, il accepte sa différence et s’en amuse. Bien sage au début dans son complet noir, il explose à travers une profusion de costumes traditionnels.
Burning Skin est la pièce qui lance le chorégraphe en 1992. Invité à la présenter en Inde lors du Festival sur les nouveaux horizons en danse indienne, il a reçu un bon accueil. L’évocation du colonialisme anglais rejoint particulièrement les Indiens. S’ils ne s’offusquent pas du ton iconoclaste du chorégraphe, son propos les étonne tout de même. Qu’on désire avoir la peau plus pâle, ils peuvent comprendre, mais qu’on ait honte d’être indien, ça non. «Et puis, dans la culture indienne, il faut s’accepter comme on est né. Si tu es noir, tu es noir, c’est tout !»
La honte
Avant la découverte de l’autobiographie d’Hanif Kureishi à l’âge de 31 ans, Roger Sinha n’avait jamais pensé que son origine indienne puisse être une source de fierté. Il s’est immédiatement senti des affinités avec cet écrivain pakistanais lorsqu’il racontait le racisme qu’il avait vécu. Il a été encouragé par cet exemple de succès. «J’ai voulu moi aussi faire quelque chose d’autobiographique, alors, j’ai créé Burning Skin.» C’est à ce moment qu’il s’est initié à la danse indienne à la fois pour se rapprocher de ses racines et pour son travail de chorégraphe.
Né en Angleterre, il est élevé en bon Anglais. Ses parents ne jugent pas bon de lui transmettre leurs cultures respectives. D’ailleurs, étant donné la duplicité linguistique, ils parlent anglais à la maison. L’enfant fait bien peu de cas de son physique exotique, entouré d’autres petits immigrants. Ce n’est qu’à huit ans, lorsque sa famille déménage à Saskatoon, qu’il goûte au racisme et à la violence physique qui l’accompagne. «J’étais vraiment le seul gars de couleur dans mon école», se rappelle-t-il.
Le souvenir est encore bien présent. «Ça fait quand même quelque chose à huit ans d’être persécuté comme ça. On voudrait toujours être accepté par tout le monde.» Et puis, il y a la honte. Aux questions sur son origine, il répondait qu’il était arménien. C’était plus neutre. «Pour eux, un Indien, c’était un Paki, explique-t-il, quelqu’un de sale, qui mangeait des choses bizarres, qui puait.» À 13 ans, même si sa vie était désormais plus facile à Ottawa, il s’est inscrit à des cours de karaté, histoire d’en imposer aux autres.
Un parcours accidenté
Déjà, à l’école secondaire, Roger aime danser, mais la vraie rencontre avec la danse survient tard et par accident. C’est un parcours typique pour un danseur masculin, en fait. À 23 ans, il étudie l’économie à l’Université de Toronto. Insatisfait de l’école, il se désole en plus d’être devenu amorphe physiquement. Après tout, il est ceinture noire en karaté. La forme revient rapidement lorsqu’il débute les cours de ballet jazz. «J’étais très encouragé. J’avais besoin à ce moment de trouver quelque chose où j’étais bon. Mais ce n’est pas juste ça; j’adorais ça. Tout de suite, j’ai senti que j’avais quelque chose à donner à cette profession.» Il laisse tomber ses études pour se consacrer au ballet classique pendant deux ans et demi en mettant les bouchées doubles pour rattraper le temps perdu.«J’étais obsédé», dit-il. Il trouve enfin sa voie en étudiant la danse contemporaine au Toronto Dance Theatre, où il est recruté par Luc Tremblay de Danse Partout.
C’est ainsi qu’il aboutit à Québec. Il danse pendant deux saisons pour la compagnie. «Je n’ai pas vécu le racisme, ici, même si c’est une ville homogène comparativement à Toronto. Mais je ne parlais pas un mot de français et c’était très difficile. J’aimais ça parce qu’il y avait un autre rythme de vie. À Toronto, j’étais épuisé. Ici, je prenais mon temps, j’étais tranquille.» Il adore sa vie au sein de Danse Partout. «J’étais dans beaucoup de créations. J’ai travaillé avec Luc Tremblay, Jean-Pierre Perreault, Bill James. De voir comment les autres créaient, ça m’a donné l’impression que je pouvais le faire aussi. Dès le départ, j’ai vu l’intérêt de créer un autre langage, de créer quelque chose de particulier qui vient de moi.» Il a donc continué son cheminement à Montréal, en dansant entre autres pour Hélène Blackburn et Sylvain Émard.
L’apport indien
Sinha se souvient en souriant d’être tombé dans le piège du débutant lors de ses premières chorégraphies. «Je faisais ce que tout le monde faisait. J’étais très influencé par La La La Human Steps, O Vertigo. Je voulais faire une danse athlétique: on se pitche à terre.» Mais rapidement, il trouve son inspiration. L’intégration de la danse traditionnelle indienne devient un élément clé de sa gestuelle. Les deux techniques qu’il a étudiées, à Montréal puis en Inde, mettent beaucoup l’accent sur les mains, les doigts et les pieds qui frappent le sol. Les mouvements du Bharata Natyam, surtout pratiqué par les femmes, sont plus délicats, alors que les hommes se réservent les démonstrations plus flamboyantes du Kathakali, une danse issue des arts martiaux.
Ce que vise le chorégraphe, c’est de fondre toutes ses influences. «J’ai vraiment ma technique à moi. Je l’enseigne. C’est un mélange des arts martiaux, de la danse indienne et de la danse contemporaine.» Burning Skin et Chaï sont dans ce sens à part parmi les pièces de Sinha. Les différentes formes de danse y sont davantage utilisées pures, en tant que référence culturelle.
La tendance actuelle chez les chorégraphes montréalais serait plutôt de laisser filtrer le moins possible le sujet de leur pièce pour laisser le public se faire ses propres images. Autant de spectateurs, autant de versions. Sinha, lui, a une approche plus théâtrale. En général, ses pièces illustrent un thème, sans ambiguïté. Ainsi, Le Jardin des vapeurs traite de l’identité culturelle des peuples, Glace noire est une œuvre sur la dépendance. «La danse m’influence moins, avoue le chorégraphe. J’aime surtout les films et la littérature parce qu’on voit mieux le côté autobiographique. Quand on voit des films de Robert Lepage, comme Le Confessionnal, on voit sa vie.»
Sans vouloir changer le monde, il considère qu’il est important socialement de reprendre Burning Skin. Qui sait si dans l’auditoire quelqu’un ne retrouvera pas le courage d’être lui-même grâce à ce modèle? De toute façon, il a toujours autant de plaisir à danser cette pièce et à la faire évoluer. En vue de la présentation de Québec, il a supprimé de la bande sonore tout texte superflu pour mieux laisser parler la danse. Quant à Chaï, il a décidé de faire danser Pascale Léonard puisqu’elle a une formation en danse indienne. Auparavant, son rôle figuratif se limitait à servir le thé aux spectateurs. «Je trouve ça drôle d’avoir une Québécoise qui joue le rôle d’une Indienne.»
On pourrait croire que ses racines maternelles le laissent de glace. Eh bien non: Roger Sinha a depuis peu un projet de solo sur le génocide des Arméniens par les Turcs au début du siècle. Pourquoi une curiosité si tardive pour sa seconde moitié culturelle? \«Les Arméniens ne sont pas une minorité visible. J’étais persécuté parce que j’étais indien. C’est pour ça que j’ai tant voulu apprendre sur mes origines indiennes. Je me suis construit comme j’ai été jugé.»
Du 9 au 11 novembre
À la salle Multi
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