Avec le temps : Air connu
Scène

Avec le temps : Air connu

En plongeant dans l’histoire et dans la mémoire de la chanson francophone, le Rideau Vert souligne le tournant du millénaire en beauté. À quand un spectacle-hommage rendu par la chanson au théâtre?

A priori, c’est une drôle d’idée: un théâtre qui décide de rendre hommage à la chanson pour célébrer la fin de l’année, du siècle, de l’humanité, que sais-je encore… Pourquoi pas, plutôt, un coup de chapeau à l’art théâtral, qui a été – et reste – la première (voire la seule) vocation de cette vénérable compagnie? Cela dit, une fois ce point éditorial énoncé, avouons qu’il est difficile de résister au spectacle concocté par Louise Forestier, véritable cadeau offert au public du Rideau Vert. Comment traduit-on a feel good show dans le lexique de la chanson francophone?

En fait, Scrooge lui-même ne saurait résister à l’ambiance de bonne humeur décontractée qui anime Avec le temps, cent ans de chansons. Même les quelques «bogues» qui ont ponctué la soirée de première (un trou de mémoire pour Hélène Major, et un problème de micro, rattrapé, il fallait voir avec quelle aisance, par une Forestier dangereusement en forme) n’ont pas entamé le bon déroulement du spectacle.

Louise Forestier a eu la main sûre avec ses six comédiens-chanteurs et parfois musiciens (en plus des instrumentistes eux-mêmes, les très cool Jean-Bertrand Carbou et Jean-François Groulx, le directeur musical). Dotés d’une jolie voix, ils composent une bande hétérogène, aux âges variés; un ensemble surprenant, soudé par un plaisir manifeste. Un flair qui préside aussi au choix des chansons, où règnent bien sûr nombre d’incontournables, du Temps des cerises à L’Hymne au printemps. Mais aussi, dans un enchaînement généralement bien construit, des petits bijoux qui témoignent de leur époque.

Même s’il ne déroule pas toujours un fil chronologique, Avec le temps propose en effet une plongée dans l’histoire, dans la mémoire. La gouaille française du début du siècle; la turlute des années dures; un bouquet (anti)militaire qui rend compte éloquemment des grandes guerres; l’insouciance débridée des années 60-70, joint (imaginaire) à l’appui. Tout ça est évoqué par des changements d’ambiance, des chansons-repères. Y a d’la joie sonne la fin de la guerre. Un très décontracté Le Début d’un temps nouveau bat le rappel d’une ère plus libre, marquée par un Lindberg joyeux et désinvolte. Une étonnante prestation que se réserve, bien sûr, Louise Forestier, qui, autrement, se fait plutôt discrète, généreuse avec ses complices de scène. Mais on lui doit aussi un poignant Avec le temps.

Certes, le menu s’avère un peu inégal – personnellement, j’ai tiqué sur la version jazzée et très légère de Lili Marleen, par Louis Gagné, qui se rattrape dans un sobre Déserteur. Ajoutons quelques fautes de goût dans l’emballage (passons vite sur les coiffures ébouriffées, vaguement punkettes, dont on a paré ces dames), la lenteur du début, avec cette façon conventionnelle et un peu statique de présenter certaines chansons. Mais cette impression ne dure pas.

Les airs comiques sont relevés par de petites mises en scène: ainsi, la fameuse Tout va très bien, madame la marquise déroule un pur moment de burlesque théâtral, avec une Hélène Major de plus en plus décomposée en aristocrate éprouvée. Quant à La Bolduc, elle trouve une interprète idéalement truculente et énergique en Kathleen Fortin, la révélation de la soirée. En plus de la forte présence qu’on lui connaît au théâtre, Fortin s’impose comme une chanteuse superbement nuancée, capable de ménager ses effets, et d’enrober de velours et de subtilité L’Aigle noir, le prenant Chant des partisans ou la magnifique Manikoutai de Gilles Vigneault, un des grands moments du spectacle.

Ce qu’il y a de plus appréciable dans Avec le temps, ce sont justement les surprises, les contre-emplois (ceux qui le désirent peuvent maintenant fermer les yeux): la simplicité tranquille, le velouté très smooth de Stéphane Brulotte, en émule de Souchon, Montand ou Zachary Richard, dans un touchant duo avec Lynda Johnson (dont les jolies interprétations restent souvent un peu sages, comme si elle comptait trop sur sa très belle voix); une Danse à Saint-Dilon jazzée; et… Gabriel Gascon qui chante (récite, plutôt) du Jean Leloup!!! Vaguement surréelles, ces Fourmis…

Foin de l’apocalypse, Avec le temps donne le goût de passer le tournant du millénaire de la plus simple façon qui soit: chez soi, une pile de C.D. francophones à portée de main, l’oreille caressée par nos refrains préférés. À quand un spectacle-hommage rendu par la chanson au théâtre?

Jusqu’au 22 janvier
Au Théâtre du Rideau vert
Voir calendrier Théâtre