Antarktikos de David Young : Le grand explorateur
Scène

Antarktikos de David Young : Le grand explorateur

En 1912, alors que Picasso, Freud et Einstein révolutionnent le monde, six hommes sont prisonniers de la glace et du froid en Antarctique. De ce récit cauchemardesque, le Torontois DAVID YOUNG a tiré un huis clos dramatique sur la folie du monde.

Le sujet d’Antarktikos ne devrait pas laisser de glace les Montréalais, eux qui n’ont de cesse de se plaindre de la froide saison. La pièce du Torontois David Young, qui ouvre l’année à La Licorne, s’inspire d’une histoire vécue, à donner des frissons à tous ceux qui abhorrent l’hiver: en 1912, partis pour une expédition scientifique de quelques semaines au pôle Sud, six membres de la Royal Navy britannique restent captifs de la banquise pendant les sept mois enténébrés de l’un des pires hivers qu’ait connus l’Antarctique, de mémoire de manchot. Disons que c’est autre chose que la pénible corvée d’avoir à pelleter l’entrée de son abri Tempo tous les trois jours…

Cette histoire vraie, le dramaturge David Young l’a entendue dans les conditions idéales, propices à enflammer son imagination. Lui-même amoureux des destinations sauvages et reculées, il faisait une randonnée au Yukon, quand il a été surpris par une violente tempête de neige qui les a obligés, lui et ses deux compagnons, à se mettre à l’abri pour quelques jours. C’est là, dans le confinement d’une tente fort exiguë, qu’il a eu vent pour la première fois de l’extraordinaire aventure du lieutenant Campbell et de ses hommes.

Une histoire qu’il était d’autant plus intéressé à écrire que personne ne la connaît: elle a été totalement occultée par l’expédition au pôle Sud, la même année, de Robert Falcon Scott, qui y a péri. Pourtant, eux, ils avaient survécu…

David Young a donc fait des recherches, mettant notamment la main sur les journaux personnels des membres de l’expédition. «Et, bien sûr, les journaux ne révélaient rien, raconte l’auteur, qui s’avoue très excité par la perspective d’une première production francophone de sa pièce, mise en scène par Michel Monty. Ce sont des Anglais: ils sont complètement coincés! Alors, ce sont seulement des compte rendus très laconiques de la météo, de la vitesse du vent, ou des maladies. Il n’y a pas de drame…»

Amalgamant les récits d’autres expéditions, le dramaturge a trouvé ailleurs ses sources pour lui donner accès à ce cauchemar. Mais même les petits détails en disent déjà long: comment, pour survivre, ils ont dû bouffer des pingouins et des phoques, résister à des conditions hygiéniques affreuses et à des températures plongeant de façon vertigineuse dans le négatif. «Ils sont couverts de crasse, enfermés dans une petite cave de glace, avec, pour se réchauffer, des petites lampes à l’huile de phoque. Et ils n’ont pas de vêtements d’hiver. C’est totalement incroyable. Je ne pense pas que nous pourrions le faire aujourd’hui! Comme exercice dramatique, c’était attirant, parce qu’ils étaient au seuil de l’enfer et qu’ils étaient complètement confinés.»

Un champ de bataille intérieur
Et David Young connaît intimement l’expérience de la réclusion. Enfant, il a passé deux années sur un lit d’hôpital, un moment décrit comme le plus heureux de son existence («j’étais traité aux petits oignons par tout le monde»). Ce huis clos glacé a donc fait écho à son propre alitement. «J’ai toujours été capable de m’identifier aux histoires où les gens vont à l’intérieur de leur esprit. À l’hôpital, j’ai passé de nombreuses heures juste à regarder le plafond, et il y avait là une énorme liberté, d’une singulière façon. Il vient un moment où votre esprit décroche du monde, et vous faites juste flotter, dériver…»

Dans cette cave sortie du temps, les membres de la Royal Navy (joués par Normand D’Amour, Stéphane Demers, Gérald Gagnon, Jean Turcotte, Réal Bossé et Richard Fréchette) sont donc engagés sur «une sorte de champ de bataille intérieur». Une lutte constante pour rester humains et mentalement sains, où l’esprit doit batailler pour maîtriser les défaillances du corps. La pièce, créée en 1997, réfléchit aussi sur la place de l’Homme dans la nature, l’une des interrogations récurrentes de Young. «Je pense que tout le monde naît avec une couple de questions qui les traversent toute leur vie. Votre vie change, vous tombez en amour, puis en désamour, mais les questions restent là…»

Pour David Young, ces hommes, qui ont réussi à survivre en bonne partie grâce à leur sens très britannique de la structure et de la hiérarchie (détail ahurisssant et véridique: pour préserver leur intimité et protéger le système de classes, le commandant avait décidé d’ériger dans la cave un mur invisible séparant les officiers, des gentlemen, des simples hommes d’équipage…), symbolisent les derniers représentants du vieil Empire britannique, la «dernière floraison de cet Âge héroïque».

On est à deux ans de la Première Guerre mondiale… «Virginia Woolf a dit qu’en 1912, la conscience et la nature humaines avaient changé. Pensez à toutes les choses qui se passaient en 1912, pendant que ces hommes étaient pris dans leur cave de glace: Einstein découvre la relativité, Freud fait ses recherches, James Joyce fait exploser la narration, Picasso invente le cubisme… Tout est en train de changer. Et le monde est sur le point d’exploser.»

Aujourd’hui, alors que le siècle s’achève, Young avoue une sorte de regret en repensant à ce point tournant de l’Histoire. «Sans les deux guerres, imaginez où on aurait pu aller. Le monde était chargé de promesses si grandes, alors. Les choses auraient pu être complètement différentes. Et puis, nous avons été emportés par la folie…»

Lui-même serait plutôt «fasciné par la folie des hommes», captivé par les êtres qui vivent sur le fil du rasoir et par les situations extrêmes. Qu’on en juge: dans l’oeuvre de David Young, on recense une pièce sur Glenn Gould; une autre traitant de la relation entre ces étranges cousins que sont Jerry Lee Lewis et Jimmy Swaggart (Fire, couronnée du Prix Chalmers); et encore une autre, justement intitulée Love Is Strange, sur un fermier de Saskatchewan convaincu qu’Ann Murray est amoureuse de lui…

«J’aime enquêter sur des situations réelles, découvrir de nouveaux univers, explique David Young. Pour moi, écrire sur un sujet est une façon de m’instruire. Je suis vraiment devenu un écrivain parce qu’il y avait tant de choses que je voulais faire, et que je ne savais pas quoi choisir. Je ne voulais pas arrêter d’explorer.»

Car, à sa façon, un auteur est lui-même un explorateur de contrées inconnues.

Du 11 janvier au 12 février
À La Licorne
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