Les Caprices de Marianne : Les jeux de l'amour
Scène

Les Caprices de Marianne : Les jeux de l’amour

Lorsqu’il écrit Les Caprices de Marianne, Alfred de Musset est âgé de 23 ans. Comme dans tout son théâtre, on retrouve dans cette pièce fantaisie, passions, refus des conventions – tant scéniques que sociales. Celui que la scène a boudé pendant plus de 15 ans de son vivant demeure l’auteur romantique français le plus joué, et l’un des grands poètes du XIXe  siècle.

L’auteur et son double

La sensibilité d’Alfred de Musset (1810-1857) s’allie constamment à une invention fertile et surprenante, à une ironie bouffonne ou désespérée. Tantôt en rupture avec la société, les romantiques ou lui-même, il jette sur tout un regard critique, souvent amusé, qui, cependant, ne dessèche jamais ni son émotion ni son écriture tout en finesse.

Auteur entouré du halo du mythe, il représente «l’enfant du siècle» confronté à un monde qui ne peut répondre à l’idéal de beauté et d’absolu des romantiques. Son oeuvre est habitée par un double, dont la présence laisse deviner les deux faces du poète. Son personnage Fantasio, par exemple, a «le mois de mai sur les joues […] et le mois de janvier dans le coeur». Dans Les Caprices de Marianne, l’auteur apparaît sous ses deux visages. Ils se nomment Octave et Coelio; l’un est léger et désillusionné, l’autre, grave, mais plein d’idéal.

Un vent capricieux
Écrite en 1833, créée seulement en 1851, la pièce Les Caprices de Marianne compte parmi les oeuvres les plus réussies d’Alfred de Musset. Pour Claude Poissant, qui en signe la mise en scène, le texte ressemble à «du fil de soie». L’intrigue en est simple. Coelio (Jean-Sébastien Ouellette), timide et rêveur, est amoureux de Marianne (Nadine Meloche), jeune femme inaccessible, mariée à un homme beaucoup plus âgé qu’elle (Gill Champagne). Peu habile à faire la cour, Coelio demande à son meilleur ami Octave (Hugues Frenette), séducteur et bon vivant, de courtiser en son nom la belle Marianne. Se crée alors un triangle – ou trio – amoureux, dans lequel l’amitié, l’amour et les élans imprudents de la jeunesse se heurteront au jeu des apparences et à la réalité brutale.

Nadine Meloche, finissante du Conservatoire d’art dramatique de Québec en 1995, interprète Marianne; elle voit dans cette pièce «un tourbillon, un souffle». La fougue de la passion et de la jeunesse domine chez les personnages et jusque dans l’écriture.

Marianne vivait sagement à l’abri des sentiments; elle est tirée de sa tranquillité par Octave et Coelio. Dès la première réplique, que lui adresse Ciuta (Érika Gagnon), une vieille femme qui jouera les entremetteuses, le tourbillon s’enclenche en réveillant la jeune femme et en narguant ce qui ressemble fort à la fatalité. ou au hasard. Toujours en équilibre précaire, les trois personnages courent «sur le bord du gouffre» où risquent de les projeter leurs élans. Même Marianne, distante et froide en apparence, est habitée par ce feu. On soupçonne en elle «quelque chose de très éteint»; pourtant, «c’est un bouillon intérieur», affirme la jeune comédienne. Elle est remplie d’une passion et d’une sensualité «tout en retenue, signalées parfois par la respiration, un mouvement très lent, un port de tête, un regard».

Oscillant entre la répulsion et l’attraction, Marianne hésite. Capricieuse? Bien sûr. Par son humeur changeante, ses désirs contradictoires qui l’effraient dans leur nouveauté, son imprudence. «Dans la pièce, observe Nadine Meloche, on joue constamment avec le feu».

L’instabilité des personnages est suggérée, en outre, par la scénographie: un plateau presque nu, en pente, «très dynamisant», met en valeur le jeu des interprètes et le texte.

Pour la scénographie, le metteur en scène Claude Poissant a travaillé avec Raymond Marius Boucher. «Construis-moi un petit poème», lui a-t-il demandé. Le résultat? Un dispositif léger, qui «flotte presque», pour illustrer ce triangle amoureux.

Mouvements de la création

Claude Poissant n’en est pas à sa première mise en scène d’un texte romantique. Par hasard, par goût, il a dirigé Lucrèce Borgia de Victor Hugo en 1997 et Lorenzaccio de Musset en 1999. Il aime les textes classiques, allant volontiers autant vers Calderon ou Marivaux que vers les contemporains.

Nadine Meloche apprécie beaucoup l’ambiance de travail installée par le metteur en scène de Montréal, qui est aussi acteur et auteur. «Il part du comédien et de ce qu’il apporte, et lui fait une totale confiance», explique-t-elle. Pour toute l’équipe (complétée par Lise Castonguay, Jacques Laroche, Stéphane Allard et Nico Gagnon), «c’est un charme, vraiment».

Décrivant son approche pour Les Caprices de Marianne, Claude Poissant réfléchit en ces termes: «Je pense que je suis assez directif. J’aime mettre les comédiens dans des situations telles que je suis sûr qu’ils vont aller chercher le maximum dans la gamme d’émotions dont ils disposent; à partir de ça, on peut choisir, et aller vers ce qui est le plus intéressant.» Le metteur en scène tient toujours compte de ses camarades de travail: «Je pars en voyage, mais pas tout seul; je pars avec des "partenaires de jeu".»

Sa vision de la pièce, ainsi, se construit dans le mouvement. À partir d’une idée de base, il modifie en cours de route sa «vision de l’objet» selon les sentiers proposés par ses collaborateurs et leurs découvertes. «Il n’y a pas de recette, reconnaît-il. L’important, c’est de se jeter toujours un petit peu dans le vide. Quand tu te rassures trop, c’est là que tu passes à côté de quelque chose.»

Esthétique du divers

La formation de Claude Poissant résulte de deux influences importantes et contradictoires. Issu du cours classique où il a goûté notamment à la «grande» littérature, il fait des études de théâtre à l’UQAM où il entre très tôt en contact avec la création collective, le théâtre d’agit-prop, le refus du texte et du metteur en scène. Bref, c’était «la révolte contre tout ce que j’avais étudié», dit-il. Rapidement, son travail et la compagnie qu’il co-fonde en 1978, le Théâtre Petit à Petit, «se sont affublés de ces deux tangentes: le goût pour le théâtre d’une autre époque et les grandes oeuvres achevées, et ce travail sur la création collective, où le spectacle appartient, en quelque sorte, à tout le monde.»

Son travail se teinte de ces deux tendances très différentes, qui l’intéressent également: préoccupations sociales actuelles, fréquentes au Petit à Petit, et goût pour les classiques. Sur scène, le mélange lui plaît autant. Il dit créer parfois, dans un même spectacle, des «choses en filigrane et des choses presque grotesques». Cette opposition n’est pas sans rappeler l’esthétique du drame romantique qui, pour rendre l’impression de la vie, n’hésite pas à mêler les registres, les niveaux de langue, «le sublime et le grotesque», selon le mot de Victor Hugo. Musset, dans l’invention et l’écriture, y parvient particulièrement bien. Parlant de ses «images fortes et belles», Nadine Meloche confirme: «Une réplique est un coup de couteau; l’autre, c’est une fleur.»

Texte et mise en scène se répondent ainsi à merveille. Claude Poissant accorde «arlequinades et poésie» de Musset à des changements brusques dans le jeu. «Parfois, je vais très franchement dans la comédie; mais la rupture vers le drame est très rapide.» Ces mélanges illustrent bien l’âme romantique. Mais, insiste le metteur en scène, «cela est aussi à l’image de notre vie».

Du XIXe au XXIe siècle

Quelles découvertes proposent aujourd’hui les classiques? «Tout a été dit, mais tout est à réinventer, croit Claude Poissant. Si ces pièces-là ont été écrites et ont passé l’épreuve du temps, c’est qu’on a tous quelque chose à y découvrir. Comme spectateur, comme metteur en scène, comme acteur. Si on s’abandonne à ça, il y a un voyage extrêmement beau à faire, et enrichissant humainement.»

Selon la comédienne et le metteur en scène, le propos des Caprices de Marianne réveille encore un écho aujourd’hui. Nadine Meloche y voit une réflexion sur la situation de la femme. Marianne, bel oiseau prisonnier de sa cage dorée, à la suite, on l’imagine, d’un mariage de convenances, en vient peu à peu, et souvent avec beaucoup de maladresse, à refuser cette vision de la femme.

Il y est également question de fidélité, d’amitié, d’amour. Claude Poissant observe que par peur, les personnages se cachent. Dans leurs balbutiements amoureux, on retrouve les éternelles hésitations et pudeurs de nos relations amoureuses. «Je dis exactement le contraire de ce que je sens», pourraient-ils confier. Dès lors, «toute la relation amoureuse devient une relation de mensonge et de pouvoir». À cela s’ajoutent l’ironie de l’auteur, ses désillusions, miroirs aussi de notre époque. Souvent exprimé par Octave, le «sarcasme sous-jacent est probablement une armure pour cacher énormément de choses et faire en sorte que tous les sentiments humains soient retenus, mal avoués».

Sous un manteau de fantaisie, Musset vise et touche. Non sans se permettre, au passage, de s’amuser de lui-même. N’est-ce pas le propre des grandes oeuvres, comme celle de Musset, que d’atteindre «l’âme humaine»?

Du 11 janvier au 5 février

Au Grand Théâtre

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