Critique : Le Visiteur
C’est à un affrontement entre les deux pôles de ce qui fait notre humanité que nous convie Le Visiteur. Une rencontre pleine d’humour entre deux «grands personnages».
Seul, angoissé et malade, Sigmund Freud (Jean-Louis Roux) se ronge d’inquiétude quant au sort de sa fille Anna (Anne Bryan), tout juste arrêtée par la Gestapo dans une Vienne où retentissent de plus en plus fort les échos nazis, en 1938. Surgit alors un mystérieux visiteur (Emmanuel Bilodeau), qui semble connaître les pensées intimes de Freud. Un dialogue s’engage entre le scientifique ne jurant que par la raison et cet inconnu surprenant, qui prétend être Dieu lui-même.
Cette rencontre entre deux «grands personnages» est pleine d’humour. Qui tient bien sûr à la situation (Dieu sur le divan de Freud!), mais aussi à l’art d’Eric-Emmanuel Schmitt qui pousse au bout la logique de ses personnages. À travers doutes et discussions, sans compter les irruptions intempestives et inquiétantes d’un agent de la Gestapo (Frédéric Desager), on découvre un Freud vulnérable, reprochant à «Dieu» la souffrance ou, en proie au désespoir, implorant son aide. L’inconnu est un «Dieu» espiègle et plein de fantaisie, bouleversé par le mal et avouant son ennui, seul dans son grand ciel vide. Mais l’inconnu est-il vraiment Dieu? Ou est-il ce fou qu’on recherche, un imposteur, une vision de l’esprit inquiet de Freud? Aucune certitude n’est donnée: la pièce se termine sur une ambiguïté réjouissante.
Le texte, rempli d’images sur lesquelles on aimerait s’arrêter, ne tombe jamais dans la simplification. À côté des situations cocasses, certains moments d’une grande beauté révèlent la sensibilité des comédiens: un souvenir de Freud enfant, raconté par «Dieu», ou l’émerveillement de l’inconnu devant la musique. La grande qualité de cette pièce est son intelligence, sa finesse, que servent la simplicité de la mise en scène (Françoise Faucher) et la justesse des comédiens.
En définitive, c’est à un affrontement entre les deux pôles de ce qui fait notre humanité que nous convie Le Visiteur. Le cabinet du Dr Freud, bastion de la science, par ses murs tapissés de livres, et de la beauté, par les multiples statuettes qui l’ornent, apparaît presque comme un hommage à l’esprit humain. Y fait irruption l’irrationnel: le mysticisme, incarné par le visiteur, et l’horreur dont est capable l’homme, illustrée par la montée du nazisme, qu’on entend gronder ou chanter dans les rues. Même Freud, scientifique athée, est tenté de croire, ébranlé par ce climat: l’irrationnel échafaudant des théories pour se justifier, et contre lequel aucun savoir ne peut rien, comme s’en enrage Freud, et comme le XXe siècle l’a si souvent prouvé.
Jusqu’au 5 février
À La Bordée