François Papineau : Franc-jeu
Après Don Quichotte, le Théâtre du Nouveau Monde s’attaque à un autre gros morceau de la littérature universelle: l’Odyssée d’Homère. Le comédien François Papineau se mesurera au personnage énorme d’Ulysse. Rencontre avec un acteur de fond.
«L’expatrié découvre de façon consciente (et parfois douloureuse) un certain nombre de réalités qui façonnent, le plus souvent à notre insu, la condition humaine.»
Nancy Huston, Nord perdu
Le moins que l’on puisse dire, c’est que François Papineau n’est pas gonflé à bloc par son ego. Alors que, pour bien des comédiens, la publicité et la reconnaissance médiatique sont des fleurons du métier, Papineau est plutôt embarrassé de se trouver aujourd’hui en haut de l’affiche, à cause d’un certain Ulysse, qu’il incarnera dès mardi prochain, au TNM, dans le spectacle l’Odyssée.
Dans la salle de lecture du Théâtre du Nouveau Monde, j’ai rencontré le comédien au début de l’année. Quelques heures avant son départ pour Ottawa, où l’Odyssée a été créée au Centre national des Arts, il arrive difficilement à cacher sa fébrilité. Nervosité à la veille de la première dans la capitale nationale? «Non, il s’agit d’autre chose… Voilà: je n’aime pas les entrevues. Ce matin, chez moi, je me torturais en me demandant de quoi j’allais bien parler. La promotion, ce n’est pas un aspect du travail qui me captive: je ne suis pas un bon vendeur. J’aimerais pouvoir m’en sauver…»
Rien n’égale la franchise. «On va penser que je veux me rendre intéressant. Mais j’ai tendance à vouloir m’effacer derrière un projet au lieu de m’en servir comme d’un objet promotionnel. Représenter un personnage au théâtre, jouer dans un film, ou même improviser une scène devant un public, c’est beaucoup plus simple à mes yeux que de rencontrer un journaliste ou d’être interviewé à la télévision. Je suis mal à l’aise à l’idée de devoir me représenter moi-même. De tout façon, le personnage sera toujours plus intéressant que tout ce que je peux en dire.
«À la limite, je trouve ça plus facile d’en parler après la run. Je peux plus facilement analyser Mario, dans Motel Hélène, qu’Ulysse. Dans l’apprentissage d’un personnage, il y a une grosse partie instinctive. Et il faut laisser parler cet instinct. Le travail de l’acteur consiste aussi à se libérer de certaines attentes, pour se rapprocher de l’oeuvre.»
C’est donc sur les planches que ce comédien préfère laisser libre cours à son instinct. Depuis dix ans, François Papineau a discrètement, et solidement, construit sa carrière. Non brique par brique, mais pièce par pièce. Car les trois quarts de son curriculum vitae sont noircis par ses performances au théâtre. Bien qu’on y trouve aussi des crédits pour la télévision (Réal Pinsonneault dans Le Volcan tranquille) et le cinéma (Le Confessionnal, de Robert Lepage; Clandestin, de Denis Chouinard).
Le théâtre de création surtout, avec des compagnies d’avant-garde, telles que Momentum (Helter Skelter, Le Dernier Délire permis) et Pigeons International (Cruising Paradise, Savage/Love, Perdus dans les coquelicots). Sans négliger le théâtre à texte: Le Chant du dire-dire et Les Nuages de terre, de Daniel Danis; Cul sec, de François Archambault; et Motel Hélène, de Serge Boucher, aux côtés de Maude Guérin (le plus grand succès de sa jeune carrière).
Parallèlement, François Papineau a fait des incursions remarquées dans le répertoire en se frottant autant à Feydeau qu’à Ionesco, Camus et Beaumarchais. Et voilà que Dominic Champagne lui a confié ce qui deviendra le plus impressionnant morceau de sa feuille de route: Ulysse. Entouré d’une quinzaine de comédiens et de musiciens sur la scène (comme presque tous les shows de Champagne, l’Odyssée est un spectacle de théâtre musical sous la direction de Pierre Benoit), dont Sylvie Moreau, Pierre Lebeau et Dominique Quesnel, Papineau porte sur ses épaules le gros du poids de ce voyage dramatique.
«C’est mon premier choix, me confiera plus tard le metteur en scène de Lolita. Je n’avais jamais dirigé François au Théâtre Il va sans dire, mais je connaissais très bien son travail pour l’avoir vu jouer ailleurs. J’ai tout de suite pensé à lui pour Ulysse. Car monter un show tel l’Odyssée, c’est comme faire une création: ça demande un investissement total de la part des acteurs et des concepteurs. Et François est un acteur vraiment engagé, un artisan qui tripe sur tous les aspects d’une production – des accessoires à la dramaturgie en passant par la régie – et pas seulement sur ses répliques. Il se met au service du texte, du show, de la gang, et pas uniquement de son rôle.»
«Pour moi, François demeure l’acteur le plus inspirant au Québec! Pas le meilleur, mais le plus inspirant», lance René Richard Cyr. Le directeur artistique du Théâtre d’Aujourd’hui connaît très bien Papineau. Il l’a dirigé cinq fois (idem pour Paula de Vasconcelos). Cyr n’a pas hésité à se déplacer par un matin de froid sibérien pour vanter à Voir ses mérites. «C’est un acteur de fond, comme on dit un coureur de fond. Si un texte le touche, il va s’investir complètement. Par contre, s’il a des réserves, il dit tout de suite non. D’ailleurs, il a refusé bien des rôles que je lui avais offerts. Je ne lui en veux pas pour autant. Au contraire, je l’aime davantage. Ça prouve qu’il est un acteur d’une grande intégrité dans ses choix et dans leur poursuite. Il possède aussi une rare qualité: son côté très gars, homme de la rue. C’est un vrai gars, dans le sens commun, banal ou ordinaire. Croyez-moi, les vrais gars sont rares au théâtre. Il y a beaucoup d’acteurs qui montent sur la scène pour exposer leurs blessures, leur vulnérabilité. Pas François.»
François, de Laval
À l’instar de son casting, François Papineau a aussi connu une jeunesse ordinaire. Elle s’est déroulée, comme pour beaucoup de gens, dans une polyvalente en banlieue, plus précisément à Laval. En secondaire IV, l’étudiant a eu la piqûre du théâtre grâce à un professeur de français, passionné de création, qui lui a fait lire Peter Brook, et connaître les spectacles de Carbone 14 et d’Omnibus.
Malgré ce nouvel amour, il ne se dirige pas immédiatement vers les études théâtrales. Avant, il va faire un DEC en sciences au Cégep Ahuntsic. Il jonglera un moment avec la perspective de joindre les rangs de la GRC (il a le physique de l’emploi)! Finalement, il décidera que c’est plus agréable de jouer un policier que d’en devenir un vrai… Diplômé de l’École nationale de théâtre du Canada, promotion 1990, il travaille régulièrement sur les scènes montréalaises depuis.
«Après dix ans, ma carrière commence véritablement à prendre son envol, constate-t-il. Je ne suis pas une grosse tête d’affiche… Tant mieux. Je ne suis pas un carriériste. Lorsque je suis très en demande, au lieu de foncer, j’ai plutôt tendance à me retirer pour aller me ressourcer. Après l’Odyssée, je pense aller voir ailleurs. Je vais peut-être m’inscrire à des stages pour me perfectionner. Je ne veux pas jouer pour jouer, accepter un rôle simplement parce que ça paraît bien dans mon C. V. Les attentes du milieu, je ne peux pas dealer avec ça.»
Or, pour l’instant, François Papineau a entre les mains l’un des plus imposants personnages de la saison théâtrale montréalaise. Comment s’est-il préparé à ce défi? «Au début, je me demandais quoi faire pour bien y arriver: m’entraîner régulièrement au gym? Partir sur les traces d’Ulysse dans le Péloponnèse et faire un long voyage en Grèce? Finalement, je n’ai rien fait de tout ça. Car j’ai réalisé que je n’avais pas à composer un personnage héroïque ou mythologique. Ulysse est un héros très humain. Terriblement humain. Il est atteint par la nostalgie de rentrer chez lui, mais, en même temps, il est poussé par le désir de tout essayer, de tout connaître. Si on lui dit de ne pas aller quelque part, il y fonce. Quand il voit une caverne, il ne peut s’empêcher de rentrer dedans. À ses risques et périls. Sa soif d’expériences lui fera perdre la majorité de ses proches.
«Quiconque est déraciné a toujours un peu mal, estime l’acteur. Je suis très bien chez moi, je suis très casanier. Mon Ithaque à moi, c’est ma maison dans les Laurentides que je construis avec un de mes chums (le comédien Réal Bossé). Pour moi, ce travail très concret m’a aidé à mieux comprendre Ulysse. Ça peut sembler une affirmation absurde. Mais construire un radeau pour retourner en Ithaque, ou ériger un toit sur une maison pour assurer son avenir, ça se ressemble. Non?»
La condition humaine
Incroyable. La légende d’Ulysse et de son long et périlleux voyage s’est rendue sur nos rives en parcourant près de trente siècles!!! «Avec la Bible, l’Iliade et l’Odyssée d’Homère sont les deux plus grandes sources narratives de notre civilisation, soutient le programme du TNM. Ulysse est le héros le plus connu de la légende grecque. Il est aussi le premier personnage romanesque de la littérature occidentale qui ait survécu aux époques et aux genres littéraires.»
Issu de vieilles légendes populaires transmises oralement par des aèdes (des poètes ou conteurs publics) de la Grèce archaïque, le poème de l’Odyssée fut probablement rédigé au cours du VIIIe siècle avant Jésus-Christ. Homère serait donc le dernier des aèdes et aurait mis l’oeuvre sur papier. Mais l’existence même d’Homère – et donc de la paternité du poème épique – reste incertaine. Et on ne résoudra pas ici l’énigme homérique…
Par contre, on peut avancer sans crainte ceci: si, depuis 2800 ans, on persiste à lire l’Odyssée, c’est parce qu’Ulysse fait toujours rêver les mortels. Son errance, son angoisse, son obstination, sa nostalgie, ses ennuis et sa volonté d’aller au fond de l’inconnu, de ne reculer devant rien pour arriver à un but, tout cela forme un condensé de l’expérience humaine; que cette expérience se vive à l’époque de Bill Gates ou d’Alexandre le Grand.
Fils de Laërte, roi d’Ithaque, Ulysse quitte, bien malgré lui, famille, domaine et patrie pour combattre à la guerre de Troie. Pendant dix ans, il contribue plus que tout autre héros à la victoire grecque. L’Odyssée s’amorce là où la guerre de Troie se termine. L’oeuvre raconte les multiples facettes du retour d’Ulysse vers Ithaque (un voyage qui durera aussi dix ans), ainsi que ses péripéties provoquées par la colère des dieux: le pays du Cyclope, la sorcière Circée, la haine de Poséidon, la descente aux Enfers, les sirènes, les rochers flottants… Autant d’épreuves qu’Ulysse va devoir affronter au cours de son voyage, guidé par les conseils de la déesse Athéna, par son intelligence, et par sa ruse légendaire.
«Pauvre de moi! que va-t-il m’arriver encore?» gémit Ulysse après l’une de ses nombreuses aventures. Et dans l’écho de son àappel, l’homme et la femme d’aujourd’hui reconnaîtront leurs propres peurs devant la fatalité du destin, la fragilité de l’amour, l’angoisse de la mort…
«Pauvre de moi! que va-t-il m’arriver encore?» Ultime et douloureux questionnement que pourraient lancer une Albertine enragée, un oncle Vania résigné, ou un roi Lear agonisant.
«L’expression heureux qui comme Ulysse a fait un beau voyage, ça veut dire, selon moi, que sa terre natale devient plus riche grâce à son départ, avance François Papineau. Ulysse a la nostalgie de ce qu’il a perdu. Il désire retourner chez lui pour retrouver Pénélope, son amour, et sa famille. Mais il veut aussi reprendre sa place, et continuer le travail. Finalement, on pourrait tout aussi bien affirmer: Heureux qui comme Ulysse a eu une vie bien remplie.»
Au bout de sa route, Ulysse réalisera qu’il est long le chemin qui mène vers la paix et le bonheur. La sagesse s’acquiert à force d’expériences et d’épreuves, dit-on. Pour François Papineau, un acteur à la fois sensible et autoritaire, timide et orgueilleux, Ulysse représente une autre marche à gravir. Un peu plus haute que les autres, certes, mais quand même une marche.
«C’est à travers les yeux des autres que je me suis rendu compte que c’était énorme, ce personnage. Car je l’ai abordé comme tous les autres: couche par couche, segment par segment. Pour moi, c’est le même parcours de création. Il faut d’abord que j’arrive à livrer les scènes les unes après les autres. Afin que, peu à peu, l’oeuvre se rende au public. Et, idéalement, lui réchauffe l’âme. Un acteur, c’est comme une fournaise, ça réchauffe une salle (rires).»
Pour pouvoir passer à travers ce mythe en deux heures (le conte peut se raconter en 25!), Dominic Champagne et Alexis Martin ont réalisé une adaptation axée sur le trajet personnel d’Ulysse (voir encadré). Ils ont fait du père d’Ulysse (Laërte, qui sera joué par Pierre Lebeau) le narrateur du show. Il symbolise une figure paternelle intemporelle qui va faire se télescoper des éléments du récit et établir le pont entre les différents épisodes de l’Odyssée.
«Le plus difficile, c’est le trac. Le soir de la première, je vais probablement avoir envie de partir à courir rue Sainte-Catherine avec mon costume. Dans quel état on peut se mettre, malgré soi, pour simplement arriver à accomplir sa tâche. En fait, ce que j’espère pouvoir atteindre, c’est à une espèce de calme, de sérénité au travail. Mais je ne sais pas si c’est possible…»
Du 1er au 27 février
Au Théâtre du Nouveau Monde
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