Les Chaises : Fauteuil pour deux
Scène

Les Chaises : Fauteuil pour deux

Avec le chef-d’oeuvre d’Ionesco, Les Chaises, Gérard Poirier et Hélène Loiselle vont se colleter à l’un des textes les plus difficiles de leur longue et fructueuse carrière. Un grand  rendez-vous.

À eux deux, ils cumulent près d’un siècle d’expérience de jeu. Véritables piliers de la scène, ils en ont vu d’autres; mais devant leur nouveau défi, on les découvre angoissés comme des bleus. Ce qui est bien avec les grands comédiens, c’est qu’ils ne s’assoient jamais sur leurs lauriers…

Il faut dire que, selon Gérard Poirier et Hélène Loiselle, Les Chaises, la grande pièce d’Eugène Ionesco qu’ils joueront au Théâtre du Rideau Vert, sous la baguette de Paul Buissonneau, génère une angoisse particulière. «D’abord, la mémorisation de ce texte est absolument démoniaque, explique Gérard Poirier. Il y a des gouffres dans cette pièce. Tout à coup, tout peut s’arrêter, et on ne sait plus du tout où l’on en est. Pour bien des raisons, c’est une pièce difficile pour les acteurs. En 40 ans de carrière, c’est peut-être le texte qui m’aura donné le plus de fil à retordre.»

Le comédien s’attaque pour la première fois à Ionesco. Alors que le spectacle constitue un «encore» pour sa partenaire, qui s’est déjà frottée aux Chaises en 1991, au Quat’Sous. «J’étais enthousiaste à l’idée de reprendre cette pièce, précise-t-elle. Parce qu’elle peut être traitée de bien des façons, à condition que le "message" passe. Je pense que chacun, qu’importe l’âge, peut y reconnaître quelque chose de ses fuites, de ses velléités, de ses trahisons vis-à-vis de soi-même. De tout ce qu’on essaie d’oublier.»

Créée en 1952, cette «farce tragique» met en scène un couple d’âge canonique (94 et 95 ans), momifié dans ses souvenirs et ses réitérations, qui attend la mort. Mais d’abord, le Vieux doit transmettre, par l’entremise d’un Orateur (Georges Molnar), un important message à l’humanité. Le couple accueille donc sur son île une imposante assemblée d’invités prestigieux – et invisibles – symbolisés par un parterre de chaises. Mais il sera trahi par le langage…

L’auteur du Roi se meurt traduit ainsi notre pathétique désir de donner un sens à notre vie, notre angoisse devant le néant. «Au moins, nous aurons notre rue!» se consolent les vieillards. «Devant l’absurdité de l’existence, les gens s’inventent des histoires pour se donner une certaine réalité, une certaine importance, dit Gérard Poirier. C’est le cas de ce vieux, qui s’imagine avoir inventé une philosophie qui va sauver l’humanité. Alors que, évidemment, c’est le vide! Mais cette idée l’a probablement aidé à vivre.»

Sous son côté parodique (en seconde analyse, les blagues qui semblent gratuites «reposent toujours sur quelque chose de très précis»), la pièce d’Ionesco, qui se réclamait parfois des thèmes shakespeariens, touche à l’essence de la vie, de la mort. «Les acteurs qui acceptent de jouer ces rôles-là doivent s’investir profondément, assure Poirier. Ça va forcément chercher en nous des fantasmes, des rêves, des choses inavouées. Et il faut aller les puiser avec vérité. Ce n’est pas une pièce où l’on peut tricher, en se disant: je vais jouer ça seulement avec mon expérience. C’est un investissement total. Ça nous dénude complètement.»

«Mais je trouve que ça n’a pas la gravité de Beckett, rétorque sa comparse. Il y a quand même chez Ionesco quelque chose du bonhomme lui-même, de rond, de bon enfant. Et lui aussi se voit. C’est pour ça que c’est fort, Ionesco: il rit de lui-même. Et nous rions aussi de notre mesquinerie, de notre prétention.»

Étonnant peut-être: la mise en scène privilégiée par Buissonneau serait de «la plus grande simplicité». Le duo d’acteurs a déjà joué sous sa direction, dans La Crique, de Guy Foissy, en 1978: «Buissonneau, c’est une force de la nature, qu’il faut accepter ou refuser en bloc, comme on accepte le vent, la tempête ou l’ouragan, résume Gérard Poirier, de son ton très posé. Et si on travaille avec lui, il faut savoir à quoi on s’engage.» «Moi, c’est la septième fois (que je collabore avec lui): c’est pas croyable…», laisse tomber, incrédule, Hélène Loiselle. «Je crois que tu as le certificat d’endurance», taquine son collègue.

En fait, au-delà des colères légendaires du metteur en scène, les deux comédiens en ont plutôt contre une tendance du théâtre à négliger le jeu, au détriment d’autres éléments. Leur frustration ressort, spontanément. «C’est très paradoxal, à mon avis, dit Gérard Poirier. Parce qu’en fin de compte, ce que le public voit sur scène, ce sont les acteurs. Et qui écope si ça va mal, sinon les acteurs? Je m’excuse de dire ça, mais la plupart des spectateurs ne savent même pas ce que c’est, un metteur en scène ou un scénographe.»

Tout en reconnaissant qu’il est difficile d’harmoniser les visions de chacun (leur première fidélité va à l’auteur), ils déplorent que, parfois, l’acteur ne puisse pas exprimer sa part créative en salle de répétitions. «L’interprète est un instrument très souple, ajoute le comédien. Je dirais aussi très obéissant. Il faut avoir beaucoup de modestie pour être acteur. Mais il reste que nous accumulons aussi un bagage de connaissances, et si le metteur en scène ne fait pas confiance à ce qu’on a déjà appris, là on se sent frustrés.»

Hélène Loiselle, qui admet être parfois en colère, rectifie le tir: «C’est à recommencer à chaque fois. On est des voyageurs sans bagages, nous. Mais si on n’a pas un lieu de liberté, je ne vois vraiment pas pourquoi on fait ça. S’il n’y a pas un minimum de liberté, je ne vois pas où il peut y avoir de l’art…»

Du 1er au 26 février
Au Théâtre du Rideau Vert
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