L’Odyssée : La mémoire et la mer
Jouant sur une illustration fluide et plus pure, l’Odyssée restitue l’ampleur et l’élévation du mythe homérique, sans trace de cette dérision éclatée qui caractérisait jusque-là le travail de la compagnie de Champagne. C’est là un voyage aussi rigoureux que spectaculaire…
Avec le même capitaine au gouvernail, Dominic Champagne, aux commandes des deux mêmes théâtres, on attendait plus ou moins de l’Odyssée qu’une manière de réédition de Don Quichotte. Une nouvelle saveur de la recette champenoise. Et, oui, ce spectacle majestueux pourrait bien répéter l’exploit du grand succès populaire, tant il réussit son appropriation scénique d’un morceau fondamental du répertoire. Mais qu’on ne se méprenne pas: l’Odyssée est aussi différent de Don Quichotte que la Grèce antique l’est de l’Espagne de Cervantès.
La première équipée conjointe du TNM et du Théâtre Il va sans dire était baroque, festive parfois jusqu’à en être racoleuse, relevant d’une esthétique «broche-à-foin», selon les mots mêmes de son metteur en scène. Jouant sur une illustration fluide et plus pure, l’Odyssée restitue l’ampleur et l’élévation du mythe homérique, sans trace de cette dérision éclatée qui caractérisait jusque-là le travail de la compagnie de Champagne. C’est là un voyage aussi rigoureux que spectaculaire, qui marie le plaisir des yeux à une émotion mélancolique, qui creuse un sillon plus profond.
Adapté par Champagne et Alexis Martin, le récit coule de façon limpide, soutenu par une langue simple mais lyrique, où la narration, incarnée par le puissant Pierre Lebeau, tricote la ligne de l’histoire. L’Odyssée apparaît tel un chant embrumé de nostalgie, une fable sur la mémoire, le temps, l’exil, l’appartenance (un des grands thèmes artistiques de l’époque).
Bien sûr, l’imagerie du show est généralement éblouissante. Dominic Champagne a trouvé d’ingénieuses solutions pour convier sur scène les monstres et merveilles croisés par Ulysse lors de son fabuleux voyage (même s’il est difficile de faire vivre un cyclope vraiment effrayant). Les acrobaties des comédiens qui s’agrippent périlleusement à la scénographie murale dessinée par Stéphane Roy donnent la (dé)mesure de cette épopée secouée par les vents et les tempêtes divines.
En première partie, un bus de projections vidéo (à l’aspect parfois trop léché, avec ces voiles vaporeux, ces images aquatiques) noie un peu les trésors d’évocation déployés par les éclairages chatoyants de Michel Beaulieu (les bleus-gris, les ocres…), la musique ensorcelante, modulée de chants magnifiques, du très précieux Pierre Benoit et la force tranquille de l’interprétation.
Champagne dirige sans grandes notes discordantes une troupe homogène, d’où émergent la digne Pénélope de Dominique Quesnel, le port royal, l’assurance souveraine, superbe dans sa longue robe noire (coup de chapeau aux costumes signés Linda Brunelle); l’aguichante et subtilement moqueuse Circé de Sylvie Moreau, maîtrisant elle aussi parfaitement le ton classique du texte; et le fougueux Télémaque du jeune Guillaume Chouinard…
Mais dans l’ensemble, le spectacle ne sacrifie pas au spectaculaire le périple plus intérieur d’un homme qui, le regard perdu vers l’horizon, se languit de sa patrie: un «pays comme les autres, mais c’est le mien», résume-t-il simplement. Traversée par la grande figure contemporaine de l’exilé, c’est la quête (encore une fois) d’un inaccessible idéal, d’une terre qui n’est plus que le pays imaginaire des souvenirs. D’une terre impossible qui serait aussi le repos du guerrier.
Ce spectacle divisé en deux accorde d’ailleurs presque autant de temps au retour d’Ulysse à Ithaque qu’à son voyage, long de dix ans. Après l’entracte, le show attrayant visuellement devient touchant et gagne en profondeur ce qu’il perd en rythme. Dans une lenteur maîtrisée, où l’on prend le temps de laisser respirer l’émotion, de glisser un silence, l’Odyssée présente un Ulysse rompu d’émotion, qui aspire à la paix, mais condamné à la vengeance. Un destin humain…
Installé à la proue de ce gros navire (comme nous le montre l’une des très belles scènes de la pièce), François Papineau règne magnifiquement sur le parcours de son Ulysse, qu’il rend aussi viril que vulnérable, fort mais bouleversant. Une belle consécration pour ce comédien solie et polyvalent.
L’Odyssée pourrait bien être aussi le spectacle de la maturité pour Dominic Champagne et sa troupe. Ultimement, et c’est bon signe, on retient moins de la pièce son déferlement visuel que les retrouvailles, d’une sobriété poignante, entre Ulysse et les siens.
Jusqu’au 27 février
Au TNM
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