Monique Miller : La (longue) marche du bonheur
La grande Monique Miller s’apprête à jouer dans l’ultime pièce d’un plus fins observateurs de la nature humaine: La Cerisaie, de Anton Tchekhov.
Compassion – Sentiment qui rend sensible aux souffrances d’autrui.
De l’avis de plusieurs observateurs, dont l’auteur de ces lignes, La Cerisaie est le chef-d’oeuvre du répertoire occidental. C’est probablement parce qu’avec ce texte, créé six mois avant sa mort, en juillet 1904, Anton Tchekhov fait, plus que jamais, preuve de compassion envers la nature humaine. «L’artiste ne doit juger aucun de ses personnages. Son travail est d’être un témoin impartial. Et son talent est de distinguer ce qui est important dans les témoignages de ses contemporains», a défendu l’écrivain dans sa correspondance.
La nature humaine ne change pas. Les technologies, les modes, les dirigeants, les tragédies et les années passent. Mais, fondamentalement, la nature humaine demeure la même. C’est la grande leçon du théâtre de Tchekhov.
«Ça ne peut pas dater, lance Monique Miller. Dans La Cerisaie, Gaev, le frère de Lioubov, dit: "Vous savez, je suis un homme des années 80." Et à chaque fois, j’ai l’impression d’entendre quelqu’un d’aujourd’hui parler de 1980, bien qu’il s’agisse de 1880.»
Quelques mois après avoir laissé Arkadina et La Mouette, dans le spectacle Je suis une mouette, au Quat’Sous – rôle qu’elle reprendra l’automne prochain -, la comédienne va devenir la nostalgique amoureuse de La Cerisaie: Lioubov Andréevna. «Je me demande parfois si Arkadina, cette actrice capricieuse, aurait accepté de jouer Lioubov?» badine Monique Miller, rencontrée au TNM, où prendra l’affiche, le 28 mars, La Cerisaie, dans une mise en scène deSerge Denoncourt, de retour de son année sabbatique en Europe.
Quelques jours auparavant, des administrateurs d’un grand théâtre parisien ont vu la Miller lors d’une répétition au TNM. Ils l’ont trouvée sublime. Elle en est fort aise. Mais cela n’atténue aucunement sa nervosité. «C’est pire en vieillissant. Andrée Lachapelle me disait aussi qu’elle trouvait ça pire. Avec l’expérience, un comédien est plus conscient des risques. Et c’est dangereux, ce méier! C’est pas normal d’être sur une scène devant 850 personnes qui scrutent tes moindres gestes. Mais ça stimule aussi, le trac; c’est un coup de fouet. Antonin Artaud disait que l’acteur est un athlète du coeur. Moi j’ajoute: et du corps!»
Le temps des cerises
Monique Miller est tombée dans le baril du danger très petite. À 11 ans, à la radio, elle amorçait sa carrière de comédienne. À 16 ans, elle débutait au théâtre dans une création de Marcel Dubé, puis dans le premier spectacle du TNM, L’Avare, de Molière, sous la direction du regretté Jean Gascon. Suivra une carrière exceptionnelle où elle joue Dubé (un auteur qui la lancera et pour qui elle a défendu plusieurs créations), Lorca, Giraudoux, Corneille, Claudel, Pirandello, etc.
Depuis dix ans, elle travaille beaucoup avec le metteur en scène Serge Denoncourt (Vu du pont, Le Temps et la chambre, Décadence, La Grande Magia, Je suis une mouette…) Et maintenant La Cerisaie… «C’est la plus grande pièce du plus grand auteur de théâtre. Point à la ligne. Elle évocque l’enfance disparue, la vieille noblesse russe, les changements sociaux, les souvenirs qui s’effacent, tout ce qu’on laisse derrière soi. Il y a plusieurs couches. C’est d’une richesse inouïe. C’est tellement grand d’être simple comme ça; et d’être aussi vrai et profond.»
«Chronique d’un temps de transition entre un passé révolu et un avenir riche de promesses», La Cerisaie n’est pas pour autant précurseur de la Révolution russe. «Il ne faut pas mettre dans le théâtre de Tchekhov tout ce qui s’est passé en 1917, estime Monique Miller. Il disait simplement regarder comment nous vivons, ici et maintenant.»
L’interprète affirme être «pleine de Tchekhov». «Je ne sais plus où piger pour lui rendre justice. Tous les bons auteurs sont difficiles à jouer, reconnaît-elle humblement. Tchekhov ne dicte pas tout dans ses textes. Les silences, les non-dits sont très importants. Cet auteur faisait confiance à l’intelligence des acteurs, qu’il connaissait très bien.»
Pour cete coproduction du TNM et du Théâtre de l’Opsis, dans le cadre de son Cycle Tchekhov, la comédienne peut faire confiance à une distribution solide: Jacques Godin,Annick Bergeron, Germain Houde, Benoît Girard, Jean-François Casabonne… Serge Denoncourt a confié le travail de conception à des complices artistiques: Pierre-Yves Lemieux signe la traduction; Guillaume Lord, le décor; et Luc J. Béland, les costumes.
À la fin du deuxième acte, dans une magnifique scène de La Cerisaie, Trofimov, l’éternel étudiant idéaliste, confie à Ania qu’il peut entendre la marche du bonheur au loin, «comme un bruissement très lointain». Si lui et les siens «ne verront jamais ce bonheur (…) C’est sans importance. Car d’autres le verront!»
Un siècle plus tard, nous serons nombreux à courir au TNM, pour y voir profiler l’ombre du bonheur, peinte dans les moindres nuances, par un grand artiste.
Du 28 mars au 23 avril
Au TNM
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