Anne-Marie Cadieux et Geneviève Cadieux : Un air de famille
Scène

Anne-Marie Cadieux et Geneviève Cadieux : Un air de famille

Geneviève Cadieux est une grande ambassadrice de l’art contemporain canadien à travers le monde. Anne-Marie Cadieux est l’une des meilleures actrices de sa génération au Québec. Ce mois-ci, pour la première fois, elles se retrouvent, en même temps, en haut de l’affiche.

Lorsque Geneviève et Anne-Marie Cadieux étaient adolescentes, à Ottawa, leur père était propriétaire d’un cinéma de répertoire. Toutes les deux se rappellent la première fois où elles ont vu, mais pas en même temps, La Passion de Jeanne d’Arc. L’usage systématique du gros plan par le réalisateur Carl Dreyer suscita leur étonnement et leur admiration. La performance émouvante de Renée Falconetti, la plus célèbre des Jeanne de l’écran, resta gravée dans leur mémoire.
Aujourd’hui, les deux soeurs reconnaissent que ce film a grandement influencé leur carrière artistique. Geneviève Cadieux – qui a représenté le Canada en 1990 à la Biennale de Venise et qui a fait l’objet de plusieurs célébrations à l’étranger, de Sao Paulo à Sydney – a longtemps privilégié le très gros plan et la fragmentation de l’image. Le grand format, celui de l’écran de cinéma, est aussi un élément-clé de son oeuvre. Une oeuvre étalée sur vingt ans qui scrute les questions relatives aux corps et à l’identité.
De son côté, après avoir reçu la charge émotive du film de Dreyer, Anne-Marie Cadieux a décidé de devenir comédienne. Ironie du sort, c’est en voyant Anne-Marie jouer dans Les Bonnes, de Jean Genet, à l’Université d’Ottawa que la photographe demanda à sa soeur de lui servir de modèle. Depuis, Anne-Marie est devenue son modèle préféré. Elle apparaît dans des oeuvres phares de la photographe telles que Hear Me with Your Eyes (1989) ou le superbe triptyque Portrait de famille (1993).
Ce mois-ci, le hasard de leurs carrières va mettre, pour la première fois, les deux soeurs Cadieux en haut de l’affiche. La photographe fait l’objet d’une exposition, dès le 6 avril, au Musée des beaux-arts de Montréal, qui présentera une sélection d’une dizaine d’oeuvres produites entre 1993 et 2000. C’est l’ancien directeur, Pierre Théberge, qui a eu l’idée de rendre hommage à Geneviève Cadieux et d’organiser cette expo conjointement avec la Morris and Hellen Belkin Gallery de Vancouver. Le conservateur de l’art contemporain du Muée, Stéphane Aquin, est responsable de sa présentation à Montréal.
Pour sa part, Anne-Marie Cadieux va défendre un des plus importants rôles de sa carrière: Électre dans la pièce éponyme de Sophocle, que Brigitte Haentjens met en scène à l’Espace Go, dès le 18 avril, avec une distribution prestigieuse (voir encadré).
Pour cette exposition, Geneviève Cadieux a demandé aussi à l’acteur James Hyndman de lui servir de modèle. «Je travaille toujours avec des gens que je connais comme modèles», explique la photographe rencontrée avec sa soeur, le week-end dernier, au Musée des beaux-arts. Mais avec des acteurs, ça me permet d’aller plus loin. Ce que j’aime avec une actrice comme Anne-Marie, c’est qu’elle est capable de se transformer sur-le-champ; je peux lui demander n’importe quoi! D’ailleurs, quand je regarde mes oeuvres, après coup, je ne la vois plus.»
«Je me sens davantage comme l’alter ego de Geneviève plutôt que son modèle, ajoute Anne-Marie. Ce sont des oeuvres séparées de moi, détachées de moi. Tandis que, quand je me vois au cinéma, je m’identifie à l’image sur l’écran même si j’incarne un personnage.»
Le thème de la famille a traversé le travail de Geneviève Cadieux. «La famille comme lieu d’origine où l’on partage une expérience qui nous marque pour la vie, explique Geneviève. En tant que soeurs, nous avons un passé et un univers en commun. Il y a une certaine intensité, une noirceur dans notre travail. Je pense particulièrement à La Nuit, une pièce très violente et dramatique écrite et défendue par Anne-Marie, qui était inspirée des photographies de Nan Goldan. Nous partageons une blessure commune. Mais c’est la blessure comme métaphore. Ce n’est pas une blessure personnelle.»

La vie d’artiste
Sans venir d’une famille d’artistes, les deux soeurs ont été très tôt plongées dans un milieu favorable à la culture et aux voyages. Les parents Cadieux ont toujours soutenu le choix de carrière de leurs filles (la troisième, Isabelle, est géologue). «Notre père nous diait: "Faites ce que vous aimez parce que vous allez être prises avec ça toute votre vie", se rappelle Anne-Marie. Nous sommes très perfectionnistes et généralement insatisfaites de ce qu’on fait. On s’autocritique toujours, en se disant que ça pourrait être mieux… On est très acharnées, très tenaces. On ne lâche pas le morceau facilement. Même dans nos années difficiles, où on était sans le sou, on refusait de faire des choses qui ne nous plaisaient pas.»
«C’est une chance d’avoir une soeur artiste. Pour moi, c’est comme un bonus, dit Geneviève. Mais nous sommes aussi différentes. Anne-Marie fait un travail collectif, alors que le mien est très solitaire.»
«La solitude de l’artiste dans son atelier, moi je ne pourrais pas du tout, dit Anne-Marie. Je suis actuellement au milieu des répétitions d’Électre à l’Espace Go. C’est un personnage abrasif et démesuré qui m’oblige à me dépasser. Seule, je n’y parviendrais pas. J’ai un immense plaisir à travailler avec Brigitte et tous les acteurs et concepteurs. Ensemble, nous pouvons transformer le vertige que provoque la confrontation avec une oeuvre aussi colossale en réelle excitation.»
«Les artistes sont très différents des acteurs, poursuit Anne-Marie. J’en ai connu plusieurs. Ils sont très introvertis et paranos quand ils sortent de leurs ateliers. Ils ont des allergies aux produits chimiques utilisés pour leurs oeuvres. Le théâtre, c’est un tout autre monde.»
«Le plus dur, pour un artiste en art contemporain, renchérit Geneviève, c’est de ne pas être reconnu. La reconnaissance du public et du milieu lui permet donc de faire partie du monde, de briser sa solitude.»
Depuis vingt ans, l’oeuvre comme le modèle ont changé, le corps fragmenté est devenu un corps paysage. Un paysage choisi. «En relation avec cette face aimée dont seul le regard pourrait assurer la permanence de l’expérience humaine, écrit Laurence Louppe dans le catalogue de l’expo, il n’est pas indifférent que les corps-visages photographiés par Geneviève Cadieux entretiennent avec son hisoire même une relation affective, et qu’une constellation "familiale" se structure dans son travail entre le soi et l’autre.»
«Dans les images de Geneviève, ou dans mes prestations au théâtre et au cinéma, nous devons livrer une part intime de nous. La création, c’est l’intimité exhibée au public. C’est probablement pour ça que nous ne nous mêlons pas du travail de l’autre. Bien que l’on voie tout ce que l’autre fait, on ne se donne jamais de conseils. Nos disciplines sont trop éloignées l’une de l’autre. Une photographie, c’est une trace de quelque chose. Elle permet même de suivre l’existence de quelqu’un de sa naissance jusqu’à sa mort.»
Les traces laissées par l’oeuvre de Geneviève se juxtaposent à celles qu’Anne-Marie imprime dans notre mémoire. Vivement le patrimoine familial!

Exposition Geneviève Cadieux
Du 6 avril au 2 juillet
Au Musée des beaux-arts de Montréal

Électre
Du 18 avril au 20 mai
Au Théâtre Espace Go


BRIGITTE HAENTJENS
Les racines du théâtre

Brigitte Haentjens

a la (grande) responsabilité de déposer le mythe d’Électre, selon Sophocle, sur la scène de l’Espace Go. D’entrée de jeu, elle avoue que cela la terrifie: «J’ai peur de me casser la gueule! Je me sens toute petite. En montant une tragédie grecque, on réalise que le texte est bien plus fort que soi.»
C’est sa première incursion chez les Grecs. Après la production de Marie Stuart, au TNM, et son travail récent sur deux pièces de Koltès, la metteure en scène trouve cela fascinant de revenir aux racines de la tragédie, à la source du théâtre. «Contrairement à l’idée reçue, dit-elle, je ne pense pas que tout ait été dit par les Grecs il y a 2500 ans. Brecht, Koltès ou Müller ont abordé des thèmes (le colonialisme, l’homosexualité ou le Tiers-Monde) qui n’avaient jamais été explorés par Eschyle, Euripide ou Sophocle. Toutefois, les classiques grecs demeurent d’une richesse inouïe. Plus je creuse dans Électre, plus je m’aperçois que c’est une matière dérangeante. e ne peux pas modeler la pièce à ma main. C’est plutôt l’oeuvre qui me dicte son chemin.»
Électre est l’une des sept tragédies complètes écrites par Sophocle a avoir traversé les millénaires. Quelle lecture Brigitte Haentjens a-t-elle faite de ce texte universel? «Je suis allée au coeur de l’archaïsme. Pour moi, Électre est une antihéroïne. Elle prône des valeurs archaïques: la rage, la justice divine… En demandant à son frère Oreste de tuer Clytemnestre pour venger la mémoire de leur père, Électre provoque un marricide. Mais elle démontre aussi que la violence engendre toujours la violence; le sang attire toujours le sang.»
Comme certains exégètes, Brigitte Haentjens estime qu’Électre est un monstre davantage qu’un modèle. Mais elle nuance la portée de l’interprétation. «C’est un travail plus psychanalytique que psychologique. Je suis surtout intéressée par ce qui se passe au niveau de l’inconscient des personnages. Nous devons éviter, les acteurs et moi, de tout ramener sur le plan psychologique. Le plus difficile, c’est de rentrer dans la violence, de pénétrer dans le coeur de cette brutalité terrible.»
Pour la distribution d’Électre, Brigitte Haentjens dit avoir composé sa famille idéale: «J’avais le désir de voir des acteurs de talent, et que j’aime beaucoup, travailler ensemble.» En effet, il y a énormément de génie dans cette famille-là: Andrée Lachapelle sera la mère d’Anne-Marie Cadieux, d’Anne Dorval et de Marc Béland… À leurs côtés, Christiane Pasquier interprétera le choeur à elle seule! («Si tu ne peux pas avoir un choeur de quinze acteurs, remarque la metteure en scène, aussi bien ne pas en avoir du tout!» Gregory Hlady incarnera Égisthe, l’amant imposteur. Guy Trifiro et Denis Gravereux complètent la distribution. La traduction du texte de Sophocle est de Jacques Lacarrière.