Électre : Chant de bataille
Scène

Électre : Chant de bataille

Implacable tragédie de la vengeance enfin assouvie, l’Électre de Sophocle pose, dans son dénuement tragique, cet infernal cercle vicieux qui fait encore tourner le monde: sanctionner la vengeance en exerçant la loi du talion

À l’orée du spectacle, un cri déchirant, glaçant, saisit le spectateur par surprise. Mise au monde d’un univers de souffrances. Et pendant une heure quinze, ce ne sera guère que cela: cris, gémissements, rage. Un long hurlement.
Implacable tragédie de la vengeance enfin assouvie, l’Électre de Sophocle pose, dans son dénuement tragique, cet infernal cercle vicieux qui fait encore tourner le monde: sanctionner la vengeance en exerçant la loi du talion. Condamner le meurtre par le meurtre. Paradoxe cruel qui régit toujours la conduite humaine…
La pièce met aussi en scène un affrontement de femmes, dont le dénouement surviendra par les mains d’un homme, Oreste, instrument de la vengeance de sa soeur. Avec une protagoniste dévouée de manière obsessive à son père mort, rêvant de maricide, et se perdant en lamentations dans l’attente du retour triomphant de son sauveur mâle, Électre constitue un riche champ de bataille des contradictions féminines… Un défi intéressant pour Brigitte Haentjens, qui aime bien les personnages féminins d’exception, et qui se trouve à arbitrer un autre combat de femmes fortes, après sa mise en scène de Marie Stuart au TNM.
Tout semble caverneux, primitif dans cette sombre et rigoureuse – à quelques détails près – production, qui a d’ailleurs fait son lit d’un décor rocheux, signé Gabriel Tsampalieros, qui trace un périlleux relief accidenté entre deux ouvertures à chaque bout de la scène. Bâtie à partir des voix des artistes, l’étonnante musique électroacoustique de Robert Normandeau, écho de voix hurlantes, bourdonnantes d’appréhension, chuchotantes ou sifflantes, confère parfois un caractère vaguement fantastique au spectacle.
Surtout, dans cette vision «archaïque» de la pièce, les émotions et les pulsions sont inscrites dans le corps des comédiens, ce qui apporte une strate supplémentaire à la tragédie. Les postures, les démarches, les gestes: tous, précisément placés, parlent à un niveau viscéral. Électre qui frappe rythmiquement le sol pour pnctuer sa hargne, le haut du corps penché vers l’avant, tendu par la haine. Quant à Oreste (souple et intense Marc Béland, qui joue de son corps de danseur), il prend les traits, dès le départ, d’un guerrier primitif sur le sentier de la guerre.
Les combats féminins sont aussi très marqués physiquement. Il y a là une réelle violence, qui n’est pas que celle du verbe, et qui semble remonter du fond des âges. Électre et sa soeur Chrysothémis (Anne Dorval) se crêpent littéralement le chignon…
Outre l’axe Clytemnestre-Électre, le spectacle développe la confrontation entre les deux soeurs, qui paraissent ici presque d’égale force, notamment grâce à la puissante interprétation d’Anne Dorval. Moins soumis à l’asservissement divin qu’à la volonté humaine, c’est là deux façons de subir le pouvoir. Deux morales. À la résignation de Chrysothémis, qui incarne la voix de la sagesse et de la raison, s’opposent la fureur et la révolte (presque celle d’une adolescente en lutte contre sa mère) d’Électre, qui geint sans pourtant vraiment agir.
Fille bafouée, ressassant un ressentiment peu commun, Électre est un personnage excessif, entraînée par une haine que rien, hormis une sanglante revanche, ne peut apaiser. Avec un souffle remarquable, la merveilleuse Anne-Marie Cadieux porte la pièce à bout de bras. Peu de comédiennes se donnent physiquement avec autant de générosité et d’intensité qu’elle. Ses cris déchirants, quand elle croit son frère mort, scient le corps en deux…
Dans le reste de la distribution, distinguons l’autorité d’Andrée Lachapelle et la tranquille sobriété de Christiane Pasquier, en coryphée. Avec Gregory Hlady dans le rôle d’Égisthe, on joue à fond la notion de l’étranger: l’amant de Clytemnestre est étranger au trône, intrus dans le lit de la reine. Théoriquement féconde, l’idée prend d’autres résonances sur scène. Avec sa façon de mordre comiquement dans certains mots, son jeu sardonique et déphasé qui semble évoluer dans un autre registre queses partenaires de scène, le comédien russophone pousse si loin l’altérité qu’il ressemble plutôt à un extraterrestre dans cet univers…
L’épilogue en acquiert une saveur étrangement irréelle, qui nous fait décrocher de la petite bulle sombre et tragique que le spectacle parvenait à maintenir jusque-là.

Jusqu’au 20 mai
À l’Espace Go

Voir calendrier Théâtre