Alexandre Marine : Le facteur réalité
Après un Hamlet encensé à l’automne, le metteur en scène Alexandre Marine s’attaque à son compatriote Tchekhov, avec La Salle no 6.
Après un Hamlet encensé à l’automne, le metteur en scène Alexandre Marine s’attaque à celui qui est probablement, avec une grande pièce et l’adaptation de deux de ses nouvelles, l’auteur chouchou de cette deuxième moitié de saison: son compatriote, Tchekhov. «Fantaisie inspirée de la nouvelle» éponyme, La Salle no 6 prendra l’affiche du Monument-National le 17 mai.
Des quelque 250 nouvelles que le grand Anton a écrites, La Salle no 6 est peut-être la plus célèbre, à tout le moins en Russie et en Europe – ici, c’est une autre histoire… «Ç’a été presque une révolution littéraire, quand Tchekhov a écrit cette nouvelle, opine Alexandre Marine, dans la langue de Shakespeare. C’était un affrontement philosophique entre deux sections complètement différentes de la société d’alors. Et il les a mises face à face dans un hôpital psychiatrique. À ce moment-là, c’était plus politique, même si ce n’est pas une histoire politique. Ça traite plutôt de l’être humain, de notre nature.»
En 1892, plusieurs ont vu une métaphore de la sombre Russie dans cette histoire tristement ironique d’un médecin qui s’ennuie dans sa petite ville, et trouve son seul interlocuteur valable – bien qu’antagoniste – dans la salle no 6, soit l’asile, de l’hôpital sordide où il pratique. «C’était un problème pour moi, explique Marine: comment rendre le récit compréhensible pour un public contemporain? Comment faire pour qu’il s’adresse directement aux gens? C’est là tout le sens du théâtre: que les spectateurs puissent recevoir la pièce à un niveau personnel.»
Il a donc changé beaucoup de choses dans l’intrigue de la nouvelle, sans en altérer l’idée fondamentale. D’abord, en transformant le patient en patiente (Karyne Lemieux), pour laquelle le médecin (Patrice Savard) ressent une attirance viscérale. Et surtout, en donnant une consistance à ses rêves.
Fuyant la dure réalité, préférant la compagnie des livres à celle de ses patients, le docteur Raguine est passionné par la pensée de Diogène et des Cynique, ces philosophes de la Grèce antique. Il est tellement possédé par cette «merveilleuse société de philosophes, d’amour et de conversations libres» qu’il s’y transporte et devient Diogène lui-même. En lisant sur le penseur et ses disciples, Marine a découvert «des gens incroyables, complètement fous, qui ont révolutionné la façon de comprendre les choses», ainsi qu’une société très intéressante et beaucoup plus complexe que l’idée qu’on en conserve.
Se réclamant de Diogène, qui habitait dans un tonneau et faisait fi des commodités matérielles, le docteur Raguine répond aux plaintes des internés que, peu importent les conditions dans lesquelles on vit, le bonheur se trouve en soi. Jusqu’à ce que la réalité avec laquelle il avait perdu contact, dont il n’avait qu’une «connaissance théorique», le rattrape durement… «À la fin, il se rend compte que sa philosophie ne fonctionne pas dans la réalité. C’est fondamentalement ce que nous faisons ici. On essaie de développer cette histoire et de la faire marcher dans deux réalités: la première, qui est notre monde normal, et celle de l’imaginaire, l’endroit de nos désirs, nos passions, nos rêves. Mais même là, ça ne marche pas si bien que ça.»
Si le metteur en scène ne veut pas réduire le spectacle à un «message», reste qu’il traite de ce fossé entre «nos désirs et la réalité, entre la signification de la liberté et une réelle liberté. On ne peut jamais être satisfait, on veut toujours plus. On ne peut pas atteindre la perfection. Mais en même temps, une vie réelle, si nous la prenons au sérieux, ça peut parfois être même plus beau que nos rêves. Mais il faut trouver la force de regarder différemment notre vie.»
La présentation de La Salle no 6 est un aboutissement naturel pour le Théâtre Deuxième Réalité, fondé en 1995 par Marine. «Pas à pas, les autres spectacles nous ont préparés à ça. On a toujours essayé de parler de cette autre réalité, mais pour la première fois, elle est visible, tangible sur scène. Tchekhov lui-même fait toujours référence à deuxréalités, même s’il ne le dit pas explicitement. Dans ses pièces, il y a ce qui est écrit, et vous devez découvrir en-dessous la véritable réalité, ce qui se passe entre les personnages.»
Quelle vision l’artiste né en Sibérie a-t-il du dramaturge russe? «Je dirais d’abord: c’est un humain. Et ça en dit plus sur lui que n’importe quoi. Il est probablement l’auteur le plus humain de toute l’histoire. Parce qu’il rit, pleure et crie en même temps. Une de ses répliques favorites était: "Tous les jours, j’essaie d’arracher l’esclave qui est en moi." Il se sentait esclave de sa condition, de plusieurs dépendances. Et chaque jour, goutte à goutte, il essayait de s’extirper de ça. Pour devenir un homme. Mais si lui, parfait homme qui ressentait de la compassion, était compréhensif, souffrait beaucoup, tout en restant toujours modeste, se sentait comme un esclave, qu’est-ce que ça dit sur nous?…»
C’est pourquoi Alexandre Marine se dit incapable de dissocier les écrits de Tchekhov de l’être humain qu’il était. La relation est plus personnelle qu’avec un autre auteur. D’où sa peur de le trahir. «Toujours, je dois me demander: ai-je le droit de faire ça ou non? J’ai tellement de doutes. Mais je pense que l’idée principale de ce qu’il a écrit est encore là.»
Le metteur en scène, qui a signé une version étonnante d’Oncle Vania, au Centaur, sait en tout cas qu’il est très difficile à monter. Qu’il exige du temps. Il s’est donc offert le luxe de trois mois de répétitions. Et de débuter, exceptionnellement, par des exercices, des improvisations à partir des thèmes de la pièce. «Notre premier pas a été de créer la relation entre les acteurs, ce qui est l’élément le plus important du théâtre. La première scène du texte est apparue seulement un mois et demi après notre première rencontre.»
Naviguant entre la métropole québécoise, la Russie, le Japon et les États-Unis pour le boulot, Marine préférerait, s’il avait le choix, se consacrer entièrement aux projets de sa compagnie, à Montréal. «Ils aiment le théâtr, ici. C’est très rare sur ce continent. À Montréal, il y a quelque chose qui se passe; mais, malheureusement, seulement en français. Le théâtre anglophone est en train de mourir lentement. Mais quand je vais voir des shows en français, je suis très surpris de constater à quel point les gens aiment être au théâtre…»
Du 17 mai au 4 juin
Au Monument-National
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