Robert Lepage – Zulu Time : Alphabet du monde moderne
Scène

Robert Lepage – Zulu Time : Alphabet du monde moderne

ROBERT LEPAGE fait figure de véritable «citoyen du monde». Grande-Bretagne, Allemagne, Japon, Suède ne sont que quelques-uns des pays où son travail a été présenté. À l’ère du multi-culturalisme et de la technologie, il favorise dans ses créations le métissage: des cultures, des arts. À l’image de son parcours d’artiste du «village global», voici Zulu Time, qui sera créé en première nord-américaine lors du Carrefour international de théâtre de Québec.

M: métissage

Zulu Time se présente comme un vaste cabaret musical, théâtral et technologique. Robert Lepage, concepteur et metteur en scène, affirme avoir donné au spectacle la «dimension d’un "show" rock».
À l’origine de cette production, le désir de Lepage de travailler avec des artistes de disciplines diverses, comme c’est fréquemment le cas à Ex Machina. «L’avenir du théâtre me semble quelque chose de fragile, qu’il faut ressourcer. Apprivoiser d’autres disciplines est un moyen de réaliser notre art, d’ouvrir ses horizons.»
Créateurs de différents milieux, danse, musique, vidéo, technologie, cirque même, ont rejoint ceux du théâtre. «Je voulais développer un projet théâtral, en invitant des concepteurs hors de ce domaine, intéressés à théâtraliser leur travail. On s’est lancé un défi mutuel: celui de faire ce spectacle ensemble, en utilisant le vocabulaire propre à chacun pour approcher le spectacle.»
Dosage d’intuition, de réflexion et de construction, le spectacle a peu à peu pris une forme modulaire, à partir d’improvisations. Zulu Time comporte 16 tableaux, présentés par six artistes, coconcepteurs du spectacle (Jinny Jessica Jacinto, Claire Gignac, Marco Poulin, Rodrigue Proteau, Michel F. Côté, Diane Labrosse), à la fois acteurs, musiciens, danseurs et acrobates, en plus des oeuvres d’une quinzaine de créateurs ayant également participé à la conception du spectacle.

S: solitude
«On va de plus en plus vers un monde qui devrait provoquer les rencontres, observe Lepage, mais la solitude est toujours aussi grande…» Avec les progrès techniques, notre monde semble en effet rétrécir: avion, télévision et Internet nous emmènent facilement au bout du monde. L’être humain, gavé de technologie, est pourtant seul.
Au cours de son travail de création, le groupe d’artistes a rapidement touché ce point sensible, devenu un thème du spectacle. De ce constat, glissement au monde des aéroports, inspirant les différentes scèns. Ces lieux que les concepteurs de Zulu Time, artistes de réputation internationale, connaissent bien, apparaissent comme l’emblème de notre étrange solitude moderne.
L’aéroport offre un curieux paradoxe: hors de l’espace et des frontières, presque hors du temps, ce lieu représente un carrefour de cultures multiples. «Les aéroports, rappelle Lepage, sont probablement les premiers endroits où le métissage a été expérimenté, et où s’actualise véritablement le concept de "village global". À preuve, l’existence d’une chapelle multi-confessionnelle, à l’aéroport d’Amsterdam…»
L’aéroport devient ainsi microcosme du monde, avec ses diversités. Voyageurs d’origines variées y passent, y mangent, y dorment. Et pourtant, les cultures s’y côtoient sans se mêler. Chacun est seul dans la multitude. C’est ce qu’évoque Zulu Time, dans une suite de numéros montrant l’humain moderne, en mouvement.

C: codes
Dans les aéroports, peu de mots; beaucoup de signes. Comme liens entre les personnages présents dans Zulu Time, comme principe unificateur du spectacle: un langage universel. Celui des codes de l’aéronautique, qui identifie chaque lettre de l’alphabet par un mot: Alfa, Charlie, Tango… et Zulu. Servant de base à l’improvisation, chaque lettre, donc chaque mot, a servi d’inspiration à un tableau présenté dans le spectacle.
Après deux séries de représentations, une à Zurich, lieu de la création du spectacle, et une à Paris, Zulu Time sera présenté déjà dans une «mouture» différente. Spectacle en évolution, la production se transforme au fil des représentations, en écho aux réactions du public, aux interrogations des créateurs. «Un spectacle joué pendant deux ans, d’ailleurs, change forcément de sens au rythme des événements du monde, explique Robert Lepage: la pièce Le Polygraphe, par exemple, ne peut être identique avant et après la chute du mur de Berlin.»
Ce mouvement plaît au créateur: «La nature du théâtre, c’est de bouger. C’est ça qui me passionne dans ce type d’écriture: ça reste un spectale vivant.»

T: technologie
Ce monde où la facilité des communications n’empêche pas la solitude est marqué par la technologie, qui occupe une large place dans le spectacle.
Le dispositif scénique l’évoque: structure métallique immense, il est fait de deux tours, de passerelles et d’écrans amovibles, où passent les personnages, évocation de la fugacité des contacts dans les aéroports. L’espace se transforme et se modifie constamment, conviant le spectateur à une «véritable expérience sensorielle», explique Lepage, qui lui permet de «toujours garder la conscience que ce qu’il voit, c’est du théâtre». Aux artistes en scène s’ajoutent des créations: musique, vidéo, marionnettes…, robots, même.
Dans cette «fresque à la démesure des aéroports», présence de l’être humain et de la machine, mélange de sensualité et de froideur, tension entre éros et thanatos. Monde d’oppositions, Zulu Time est un «poème sur la solitude de l’être humain moderne face aux machines»: ainsi le décrit Marie Gignac, co-directrice artistique du Carrefour international avec Brigitte Haentjens.
Fait de «technologie très capricieuse, complexe, froide, Zulu Time parle aussi de la volonté de l’être humain d’évoluer», ajoute Robert Lepage. «On oppose, dans le spectacle, développement technologique à présence humaine.»

P: performance
En travaillant avec des artistes d’autres disciplines, Robert Lepage a la nette impression de «renouveler son art», grâce à leur apport.
Il apprécie, d’abord, la liberté que permet l’absence chez ces créateurs d’une préoccupation constante de la clarté du sens: «C’est ce qui me heurte souvent au théâtre: on est dans une forme d’art où on nous a habitués à ce que tout soit limpide, clair, compréhensible. Il y a eu en musique, en danse et dans le monde de l’image et des arts visuels une révolution qui n’a pas encore eu lieu au théâtre.»
Robert Lepage admire de plus la grande rigueur de leur travail. «Derrière l’abstraction, l’apparente permissivité, ces artists ont une discipine de fer, qui leur permet de se dépasser, d’amener l’être humain où il n’est jamais allé.»
«Il faudrait créer un théâtre qui est parfois compréhensible, parfois plus impressionniste, où il y a une discipline telle que les artistes qui sont sur scène deviennent plus grands que nature. Ça permettrait alors ce que le théâtre devrait faire, et ce que le théâtre devait faire chez les Grecs: mettre en contact avec les dieux.»
«C’est d’ailleurs ce que font les Olympiques, poursuit Lepage; la plongeuse, par exemple, réussit, pendant quelques secondes, à donner l’illusion qu’elle vole. Il y a un moment où on pense que l’être humain est capable de voler: c’est ça entrer en contact avec les dieux. Ça devrait être ça, le théâtre…»

Du 16 au 20 mai
À ExpoCité
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