Carrefour international de théâtre : En pièces détachées
Au Carrefour international de théâtre, le week-end dernier à Québec, trois productions (une belge, une française et une québécoise), très différentes autant dans le fond que dans la forme, ont dévoilé trois visions du théâtre. Parcours dramatique en trois actes.
La cinquième édition du Carrefour international de théâtre de Québec s’est terminée, lundi dernier, dans la joie et l’allégresse: les salles étaient pleines; les festivaliers et les créateurs, comblés; et même le beau temps a réchauffé la Vieille Capitale pour le sprint final. Il faut dire que Québec est une ville idéale pour un festival de théâtre, avec son décor enchanteur et sa taille moyenne qui favorise les échanges, les rencontres et les déplacements.
Voir a assisté à trois spectacles très différents dans la forme et le fond. Trois pièces qui représentent autant de visions du métier et de l’art en général: Un mois à la campagne, mis en scène par le Français Yves Beaunesne; Zulu Time, conçu et dirigé par le Québécois Robert Lepage; et Du vent… des fantômes, une création du couple belge formée d’Ève Bonfanti et Yves Hunstad.
Mon coup de coeur va à l’admirable production du roman d’Ivan Tourgueniev, Un mois à la campagne, par la Compagnie des Petites Heures. Le metteur en scène Yves Beaunesne a traduit, adapté et actualisé ce texte magnifique écrit en 1879 qui annonce, tant par le style que les thèmes, les grandes pièces d’Anton Tchekhov. Il y est question de l’insoutenable légèreté de l’être, de la perte de l’innocence, et de «la chute vertigineuse» de gens qui se sont brisé les ailes en tombant amoureux. Et ça donne un moment de théâtre tout simplement prodigieux.
Dans sa proposition, Yves Beaunesne fait preuve d’une grande rigueur. Il a utilisé toute la superficie de la scène presque vide – une toile écrue est accrochée au-dessus du plateau, un récamier trône au milieu – pour en faire un lieu de passage où le temps semble suspendu. Il a inséré des anachronismes en ayant recours au jazz et à des costumes contemporains. Le metteur en scène a aussi dirigé les acteurs de façon à ce qu’ils s’éloignent du psychologisme et disent leur texte avec un débit rapide. Les entrées et les sorties de scènes font en sorte que les interprètes sont souvent éloignés les us des autres.
La métaphore fonctionne parfaitement. Car la distance qui sépare les personnages d’Un mois à la campagne restera infranchissable. Ce chef-d’oeuvre nous parle de l’isolement des âmes, du gâchis des sentiments contradictoires, et de l’immense solitude des coeurs sensibles. En actualisant ce classique, l’ancien assistant de Patrice Chéreau nous donne donc une magnifique leçon de théâtre.
Je ne peux toutefois pas en dire autant du travail de Robert Lepage. Depuis quelques années, disons depuis Les Plaques tectoniques, le metteur en scène ne renouvelle plus son langage scénique. Sa plus récente création, Zulu Time, reprend ses anciennes (et bonnes) idées de mise en scène sans les approfondir. Lepage a sollicité une dizaine d’artistes de diverses disciplines (dont les excellents vidéastes du duo Granular Synthesis; la musicienne Claire Gignac; le solide danseur Rodrigue Proteau; la contorsionniste Jinny Jessica Jacintho) pour construire un spectacle sans véritable fil conducteur, dans lequel la technique prime sur les émotions.
Zulu Time est un show spectaculaire, impressionniste et impressionnant. Toutefois, ce spectacle multimédia au décor grandiose et aux effets visuels captivants m’est apparu d’une terrible vacuité. D’accord, le «sujet» de Zulu Time est le vide existentiel du Village global. À travers une série de tableaux sans paroles, Lepage dépeint les fantasmes de quelques agents de bord et autres habitués de vols internationaux: les rencontres par boîtes vocales, les séances sadomasos, et autres partouzes d’une époque sentimentalement opaque. (Quoique celle de Tourgueniev l’était peut-être aussi, mais l’auteur avait des mots pour le dire.)
Malheureusement, ce n’est pas parce qu’un artiste explore le vide d’un monde sans frontières qu’il doit faire un show sans substance. «La limite entre l’art et le spectacle est de plus en plus ténue», affirmait Lepage, depuis Cannes, dans une des entrevues entourant la sortie de Stardom, réalisé par le cinéaste Denys Arcand. L metteur en scène de Vinci blâmait encore les médias. Or, ce n’est pas la faute des médias si le théâtre de Lepage piétine. Peut-être que le génial metteur en scène de Québec a vendu son âme au star-système…
En découvrant Du vent… des fantômes, on réalise que le théâtre peut plaire au public tout en renonçant à l’artifice et au spectaculaire. Yves Hunstad et Ève Bonfanti – les auteurs de la magnifique Tragédie comique, présentée à Montréal en 1993 – signent et défendent conjointement cette pièce, mise en scène par Patrick Masset, montrant l’envers du décor. Mine de rien, avec un spectacle qui semble s’écrire devant nos yeux, les comédiens s’interrogent sur le rapport entre la réalité et l’illusion, sur la pratique actuelle de leur métier, et sur l’essence du théâtre.
On ne peut pas trop en dire à propos de cette création très bien reçue au Festival et qui a charmé les diffuseurs québécois. Le spectacle repose, du début à la fin, sur une suite de surprises… Par contre, on peut dévoiler le fait que c’est une expérience humaine très enrichissante (ce que, hélas, le théâtre de Robert Lepage n’offre plus). L’essentiel, selon ces deux artistes belges, c’est la rencontre unique et éphémère entre des acteurs et des spectateurs, le temps d’une représentation.
Voilà la beauté et l’essence même du théâtre. Tout le reste est littérature… Ou gadgets scéniques!