Carrefour international de théâtre : Souvenirs intimes
Dix jours de rencontres, discussions, lectures, représentations. Au terme de ce 5e Carrefour international de théâtre, quelques constantes se dessinent: intimité, jeu sur les limites, interrogations.
Plusieurs spectacles proposaient cette année un rapport étroit avec les artistes: petites salles, proximité physique, interactions. Dans Les Mots, du Nouveau Théâtre Expérimental, tous prennent place dans une «classe»; les acteurs, assis parmi les spectateurs, les surprennent lors de leurs premières interventions. Procédé semblable dans Du vent… des fantômes: le public se retrouve sur scène avec deux interprètes en répétition, qui cherchent le régisseur, demandent la collaboration des spectateurs, s’interrogent sur le théâtre, et finalement sur la vie. Intimité aussi dans Aberrations du documentaliste, du Théâtre Granit: les spectateurs, installés sur la scène transformée en bibliothèque, se tiennent tout près de l’érudit, deviennent ses élèves et disciples. Le résultat? L’impression, chaque fois, d’une relation privilégiée avec les créateurs, comme s’ils nous faisaient des confidences: des spectacles sympatiques, des artistes attachants.
Cas limites
D’autre part, beaucoup d’expérimentation sur les limites. Par exemple, Zulu Time de Robert Lepage, qui a surpris, intrigué, mais a aussi déçu. Suite de tableaux, Zulu Time se heurte à la difficulté de faire se rencontrer, sans rupture brutale, différents langages. Si les tableaux semblent de force inégale, certains, des plus réussis, frappent l’imagination: Tango, où se joue en accordéon et danse une scène de jalousie… la tête en bas; Uniform, montrant une hôtesse de l’air dans une chambre d’hôtel, qui mélange alcool et fantasmes pour tromper sa solitude; la souricière qui, par un enchaînement de hasards, se referme peu à peu, dans Kilo, sur un terroriste, finalement enfermé à l’intérieur d’un mur…; des robots qui dansent… Malgré quelques longueurs, on assiste avec Zulu Time à un spectacle entre théâtre et non-théâtre, métissage de formes artistiques, cabaret technologique, théâtral et musical montrant la solitude de l’humain moderne et qui, certes, entraîne le spectateur en terrain inconnu, et correspond fidèlement au projet d Robert Lepage.
Un paysage/ Eine landschaft/ A Landscape, des Productions Recto-Verso, fascine par l’exploration qu’il propose: narration froide de faits pourtant troublants, changements de points de vue, stimuli inattendus pour l’oeil, l’oreille, et même le corps, qui vibre parfois, selon les effets sonores, enfermé dans «\la boîte» où prennent place les spectateurs. Cette expérience sensorielle, basée sur le dépaysement, déstabilise par une vision inattendue de la représentation, et par de nombreuses ruptures, empêchant constamment l’esprit et les sens de s’acclimater aux procédés utilisés. Ce spectacle, très construit et précis, nous entraîne là où jamais ne nous mène le quotidien.
Mélange et jeu sur les frontières entre les arts, ici théâtre et danse, réalisé par Wajdi Mouawad et Estelle Clareton, dans Ce n’est pas de la manière qu’on se l’imagine que Claude et Jacqueline se sont rencontrés. Cet alliage étonnant donne un spectacle doux, touchant par moments, mais inégal et se heurtant parfois aux limites des interprètes, dans des domaines qui ne sont pas les leurs.
Plusieurs spectacles explorent aussi les limites entre jeu et non-jeu. Qui joue, qui ne joue pas? À partir de quel moment y a-t-il théâtre? Ces questions, formulées notamment par Du vent… des fantômes, sont posées avec plus d’acuité encore par la Compagnia Pippo Delbono avec Barboni, d’ailleurs récipiendaire du Prix spécial Ubu 1997 pour sa recherche sur la frontière entre l’art et la vie. Ce «théâtre réalité», qui met en scène des marginaux, ne laisse pas indifférent: exhibition de curiosités pour certains, il apparaît bouleversant et plein d’humanité pour les autres.
Quelques inclassables: Un mois à la campagne, par la Compagnie des Petites Heures, dans une scénographie belle, dépouillée, mais un jeu malheureusement très inégal. Univers glauque proposé par l’Argentin Ricardo Bartis et les comédiens très solides de El pecado que no se puede nombrar, pièce qui nous entraîne dans un monde trouble, entr réalité et délire. Enfin, The House Of Pootsie Plunket, du Catalyst Theatre d’Edmonton, présente une version nordique, et finement adaptée, du mythe d’Électre. Mélange de fantaisie, de candeur et d’effroi, dans un spectacle simple, dont les comédiens se distinguent par la force et la précision de leur jeu. Côté spectacles pour enfants: Maïta, touchant et plein de finesse, Amour, délices et ogre, savoureux, et Éric Pervenche, original et imagé.
Palmes d’art
Les coups de coeur? Pour moi, sans conteste: Les Mots, fête dont on sort ébloui, ému et heureux, et Amour, délices et ogre, spectacle gourmand et ludique du Théâtre des Confettis, qui s’adresse à tous les sens: vue, ouïe, toucher, odorat et même… goût! Une mention pour deux spectacles frappants: Un paysage…, pour son côté hypnotisant, et El pecado…, pour son audace et sa profondeur.
Dans l’ensemble demeurent plaisir de la découverte et de l’étonnement, plaisir aussi devant la générosité des artistes nous invitant à partager leurs réflexions et interrogations sur l’amour, la mort, l’art et la société. Au terme de ce Carrefour, il apparaît que le théâtre s’interroge, bouge, se métisse. Mais toujours, et surtout, il porte la passion des créateurs, dans des spectacles qui murmurent ou qui éclatent.