Scène

Grandes Gueules : Pèlerinage à Rocketville

Le Rocket en a laissé pour tout le monde, même pour les psys. L’auriez-vous deviné, «il y a le père derrière tout ça», a dit un psy diplômé à propos des grandes célébrations de la semaine dernière.

Évidemment! Le psy trouve toujours quelque chose «derrière tout ça», comme s’il n’y avait jamais rien derrière le psy lui-même. Et pourtant! Derrière le psy, il y a toujours papa Freud qui a donné les réponses une fois pour toutes il y a cent ans: papa, maman, zizi.

Et si certaines choses tournaient plutôt autour de la vie, de la mort, du monde, de Dieu, du grand vent de l’univers!

Je n’inventerai rien en vous disant que la célébration de Maurice relève de l’univers du mythe et de l’utopie; que l’humanité a toujours emprunté ce genre de détour pour se raconter des choses à elle-même. Mais se raconter quoi?

À propos de Maurice, on a dit et écrit jusqu’à plus soif qu’il incarnait le courage, la ténacité, la force, la fidélité. Va pour toutes ces belles choses. Le mythe du Rocket, c’est bien un peu tout ça, en effet. Mais il y a autre chose.

Ce qui me frappe, c’est le côté rétro du mythe, l’aspect «rassis», le genre évocation.

Maurice Richard avait accroché ses patins en 1960. Son histoire est une épopée, comme le dit une chanson à boire, une épopée vieille de pratiquement un demi-siècle autour d’un sport aujourd’hui dévalué. Oh, comme il y avait de grands joueurs à cette époque, et celui-là justement.

Tout ça dégage un parfum de nostalgie, de retour, presque de pèlerinage. Monuments anciens revisités, injustement oubliés. Valeurs éternelles, sources sacrées.

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À côté de ça, il y a des mythes tournés vers l’avenir, vers le monde à faire, l’univers à comprendre, la mer à traverser.

Aurait-on à ce point célébré le mythe du Rocket s’il était mort dans les années soixante? J’en doute. Le grand mythe de ces années-là, c’était la Manic. Une chanson qui était presque un hymne national, un barrage qui était devenu un symbole national et une merveille du monde. Leclerc, lui, chantait: «J’ai deux montagnes à traverser, deux rivières à boire.» Vigneault célébrait l’avenir: «Je vous entends gronder comme baril de poudre. je vous entends demain parler de liberté.»

Ce n’était pas forcément le bon vieux temps mais on regardait devant soi. deux montagnes à traverser, six lacs à déplacer.

Le mythe du Rocket survient dans une société à peu près dépourvue de «fables», de récits d’avenir. Où sont les Manic d’aujourd’hui? Dans les années soixante-dix encore, la souveraineté servait de phare; elle plaçait des repères là-bas au bout de la route, vers un avenir meilleur, sinon radieux. Après la Manic, on a célébré les lendemains qui chantent avec Jacques Michel: «Viens, un jour nouveau va se lever et son soleil brillera pour la majorité qui s’éveille.» La politique se vivait sur le mode majeur de la ferveur. C’était peut-être un peu naïf mais ça respirait la vie, ça regardait devant.

On n’aurait pas tellement compris un Dédé Fortin lançant, avant de se suicider: «Immobile et craintif, je suis comme mon peuple, indécis et rêveur.»

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Que s’est-il produit? Que sommes-nous devenus?

On peut bien invoquer les référendums perdus, l’essoufflement du mythe souverainiste, mais il y a peut-être quelque chose de plus profond. Je ne crois pas que le désespoir de Fortin soit aussi le nôtre.

J’émets l’hypothèse suivante: référendums perdus ou pas, nous sommes en réalité un peuple qui a réussi. Les mythes et utopies branchés sur un sort collectif, sur un avenir commun, ne nous sont plus utiles. Les Manic, nous les avons faites. Elles s’appellent Mouvement Desjardins, Bombardier, Céline Dion (quoi qu’on en pense!), Jacques Villeneuve, Hydro-Québec, Caisse de dépôt, Cirque du Soleil, SNC-Lavalin, Plamondon, Lepage, etc. Qui, autour de la planète n’a pas entendu parler du Québec, par ses artistes ou ses entreprises? Pour un petit peuple qui serait désespéré et craintif, avouez que c’est pas mal! Je n’hésiterais pas à nous comparer aux Suédois.

Le présent et l’avenir ne se conjuguent plus sur le mode de «la majorité qui s’éveille» et qui construit des barrages mais sur celui de la démocratie et du bonheur individuel. Chacun cherche sa souveraineté à soi, dans son jardin et dans un monde dépourvu d’exaltation.

Ça laisse orphelins les amateurs de fanfares. La démocratie est peu compatible avec le consensus, l’unanimité, l’avenir radieux pour tous. C’est le royaume quotidien de la négociation, de la division civilisée, du compromis, de la patience. Pas de quoi s’exalter. C’est pourtant le prix de la liberté.