Anthony Kavanagh : L’Oeil du tigre
ANTHONY KAVANAGH voulait prouver aux Français qu’un Québécois peut être drôle. Mission accomplie pour l’artiste qui déride désormais la francophonie. En attendant de relever de nouveaux défis, l’ambitieux entertainer nous offre, à l’occasion du Festival Juste pour rire, son premier spectacle montréalais depuis trois ans. Kavanagh, ou "quand on veut, on peut".
Ça arrive fatalement à tout artiste québécois, un jour ou l’autre. Avec le succès national, vient le désir d’élargir ses horizons, et bientôt l’envie de traverser l’Atlantique pour tenter sa chance en France. On connaît la bonne fortune de nos chanteurs là-bas, la reconnaissance accordée à certains créateurs de théâtre… Un succès qui semble refusé aux humoristes, pourtant grandement chéris en nos frontières. Les Daniel Lemire et compagnie s’y sont à peu près tous cassé les dents.
Jusqu’à Anthony Kavanagh. Le comique, lui, a plutôt fait un tabac: il a tenu sept mois l’affiche au Théâtre Trévise, à Paris, "a fait" la glorieuse salle de l’Olympia, moins d’un an après avoir débarqué dans l’Hexagone. Merci à la télévision française, dont l’humoriste découvre avec étonnement la portée, on le reconnaît dans les rues de la Guadeloupe ou de la Martinique, où il a récemment donné un spectacle. Également dans sa mire: l’océan Indien, l’automne prochain, puis l’Afrique francophone, encore les Antilles, probablement le Liban… Bref, toute la francophonie.
Une ascension pour le moins impressionnante pour un artiste dont le premier one-man-show, au Québec, remonte à seulement 1995. D’autant plus que son succès hors Québec n’avait guère de précédents. "En fait, si on veut être pointilleux, le premier Québécois à faire rire les Français, c’est Michel Courtemanche. Mais c’est un mime. Le premier humoriste à les faire rire, c’est moi", précise Anthony Kavanagh, rencontré il y a un mois, à la veille de son départ pour une tournée, une autre. En France, Suisse et Belgique, celle-là.
Et Kavanagh tenait à devenir le premier Québécois à dérider les Gaulois en parlant. Par amour des défis, et parce qu’il lorgnait bien sûr l’immense marché de la francophonie. "Et aussi par orgueil, ajoute-t-il. Mon orgueil de Québécois. Quand j’entendais les Français dire qu’on n’était pas drôles, tout comme nous, on est plusieurs à trouver que les Français ne sont pas drôles – mais il y en a certains que j’aime beaucoup… Je voulais leur montrer qu’il n’y avait pas que des chanteurs au Québec. Et je pense que je plafonnais. J’aurais pas pu monter plus haut en restant ici. Il fallait que j’aille ailleurs. De plus, je savais qu’il fallait que je le fasse maintenant. Je suis encore jeune, pas marié, sans enfants. C’était là ou jamais. Je ne voulais pas me réveiller à 50 ans en disant: j’aurais dû. J’aurais pu. Non, il faut aller au bout des choses."
Et s’il se surprend de son étourdissante montée, c’est surtout parce qu’elle a rapidement dépassé le territoire de l’Hexagone, où son méga-succès était tout sauf spontané. "Ça ne fait même pas deux ans que je suis en Europe, et les salles sont pleines partout. J’ai encore l’étonnement un peu naïf de l’enfant qui débarque dans un magasin de jouets (rires). Ça ne me rentre pas encore dans la tête que je suis connu à l’extérieur de Paris ou du Québec. Je savais que ça irait vite pour la France – mais pas pour la francophonie. Je m’étais donné un maximum de deux ans pour que ça marche en France."
Très volontariste, l’artiste de trente ans, qui se fixe continuellement de nouveaux objectifs ("J’avais dit que j’allais faire l’Olympia en moins d’un an. Je l’ai fait en 51 semaines: je suis passé juste…"). Et dont la campagne de séduction française a été mûrement planifiée. "Il faut toujours une stratégie dans la vie, explique-t-il. Puis, j’ai pris mon temps." Kavanagh s’est d’abord demandé pourquoi ses prédécesseurs avaient fait chou blanc à Paris. "Premièrement, ils n’adaptaient pas assez les textes. Ils ne se faisaient pas comprendre par les Français. Et parfois, ils ne passaient pas assez de temps en France, si bien qu’ils ne connaissaient pas les références locales." Alors, pendant près de deux ans, l’artiste a rendu régulièrement visite aux cousins, afin d’apprendre à les connaître. "Si quelqu’un me balance quelque chose dans la salle, je sais quoi répondre. J’en apprends encore, mais il faut absolument cette base-là. Et j’ai eu la chance d’avoir Pascal Légitimus, des Inconnus, qui m’a aidé à adapter le spectacle."
Le motivateur
À Paris, des esprits chagrins avaient pourtant prédit un échec à Kavanagh, parce que celui qui se définit comme un entertainer (ou un "showman" comme disent les Français) pratique le mélange des styles à l’américaine. "Quand on me dit que ça ne marchera pas, moi, je redouble d’efforts. Je savais que ça allait marcher. Dans la vie, il faut connaître la fin de l’histoire: O.K., je m’en vais là. Et après, on construit le reste. Comme disait Shakespeare, on est tous l’auteur de notre vie. La vie, c’est une succession de choix. L’homme moyen ne sait pas à quel point il a du pouvoir sur sa vie. S’il décide de faire quelque chose, il peut se rendre où il veut."
"Il y a une période où je faisais ça spontanément. Après, j’ai eu un baptême du feu, je dirais. La vie m’a lancé de gros défis à surmonter. J’ai connu comme tout le monde une traversée du désert. Ensuite, j’ai lu énormément et appris beaucoup de choses. J’ai compris que c’est toi qui décides, au fond. Si tu as une stratégie, tu fonces et tu te donnes les moyens d’atteindre tes buts. Il suffit de rester ouvert, sans se censurer ou suranalyser ce qui se passe autour de soi…"
Entre les inévitables facéties qui ponctuent l’entrevue (on est un comique ou on ne l’est pas), se profile un jeune homme vif, qui sait ce qu’il veut, au discours à saveur quasi spirituelle (il parle de l’importance des pensées positives…), et dont émane une assurance tranquille. Ambitieux, Anthony Kavanagh? Vous pouvez parier votre dernier gag là-dessus. Une ambition saine dont il ne s’excuse pas inutilement. Mais ce n’est pas précisément là une caractéristique nationale…
"Au Québec, souvent, et c’est malheureux, l’ambition est mal vue, opine-t-il. Ce n’est pas le cas aux États-Unis, au contraire. En France, c’est bien vu, mais il ne faut pas en parler… Et c’est pas de l’arrogance non plus, précise-t-il. C’est de l’assurance et de l’ambition, ce qui n’est pas du tout la même chose. Ma mentalité est de me dire que je suis un élève tout le temps, de voir ce que la vie et les autres vont m’apprendre aujourd’hui. Et je veux toujours être un meilleur être humain…"
Pas son genre de s’asseoir sur sa réussite. À 28 ans, un âge charnière paraît-il, Anthony Kavanagh a fait le choix de ne pas s’arrêter sur sa lancée. "J’ai beaucoup de sacrifices à faire. On ne m’a rien donné, je travaille comme un déchaîné. Pendant la première année, j’ai même pas eu le temps de voir ce qui se passait. Mais je me disais que le jeu en valait la chandelle. En même temps, il y a des fois où l’on se dit: il y a autre chose que ça dans la vie. C’est un métier de déséquilibre. Quand on est à la télé, on n’a pas le droit d’avoir des défauts. Faut être parfait. D’autre part, ce métier amplifie tous les mauvais côtés de l’être humain: la jalousie, la cupidité… Et l’instabilité, ça peut parfois devenir lourd. J’ai passé six mois dans des hôtels. C’est bien beau la variété, mais on a besoin d’un peu de sécurité aussi… Par contre, la routine me tue. J’improvise beaucoup dans mes spectacles, afin de ne pas m’ennuyer."
Le retour du Québécois errant
Aujourd’hui, à l’heure de venir présenter son premier spectacle montréalais depuis trois ans (il animera aussi le gala d’ouverture du Festival Juste pour rire, le 13 juillet), Anthony Kavanagh n’est pas dupe de ce qu’on pourrait baptiser le syndrome Félix Leclerc: le Québécois errant qui revient dans son foyer, auréolé de la gloire récoltée à l’étranger…
"Souvent, le premier réflexe quand un artiste va tenter sa chance ailleurs, c’est que les Québécois sont fâchés. Ah, tu nous abandonnes, tu ne nous aimes pas… Après, quand c’est confirmé que ça fonctionne: "On le savait, c’est un des nôtres, c’est un Québécois!" Ils ont fait ça avec tout le monde. Regardez Céline. Quand elle a quitté le Québec, elle avait un public qui n’est pas du tout celui qui l’aime aujourd’hui. Avant, elle était considérée comme kétaine. Maintenant, c’est la divine Céline, parce que le monde entier l’aime. On a besoin d’un héros, d’une idole, qui nous représente bien. Mais le Québec n’est pas une exception. Les Français font la même chose quand un des leurs va aux États-Unis. Lorsqu’il revient, il est anobli."
Si on exclut quelques apparitions dans des galas, histoire de "rester en vie ici", le comique a été peu présent à Montréal ces dernières années. "J’admets que je vais être très nerveux. Ça m’angoissait beaucoup qu’on puisse m’oublier. Et en même temps, grâce à la France, je touche ici un autre public. Quand tu reviens, t’es toujours plus beau, plus fin, plus intelligent. Il y a plusieurs intellos qui me trouvent désormais beaucoup plus talentueux: on m’invite dans des émissions pour savoir ce que j’ai à dire, pour partager des idées…" Certains en ont même fait un genre de consultant sur les relations Québec-France! Kavanagh a animé à Télé-Québec une émission sur le thème, intitulée Je t’aime, je t’en veux. Et la maison d’édition Robert Laffont veut en faire un directeur de collection, chargé de choisir certains livres populaires en Amérique et susceptibles de plaire aux Français… "Comme je connais les deux cultures, que j’arrive maintenant à comprendre les deux, et que ma job d’humoriste, c’est d’observer, il y en a qui veulent profiter de ça. Tant mieux, je suis très flatté."
En attendant, il y a ce spectacle au Monument-National, pour lequel il empiète sur ses vacances. "C’était important pour moi de revenir chez moi. De dire: regardez, c’est ce que je fais là-bas. Je suis heureux, parce que je boucle la boucle." Un spectacle – version modifiée du show français, lui-même adapté, amélioré et augmenté à partir du one-man-show québécois… – que l’entertainer compare à "une pizza royale de l’humour". Le gag baveux et intelligent côtoie la blague puérile; Kavanagh évoque aussi bien les séries américaines de son enfance qu’il raille la vogue de la chirurgie esthétique. Et le souple interprète déploie sa vaste palette de talents: personnages, impro, imitations, bruitage, et de l’"observational comedy", des traits inspirés par la vie de tous les jours, où il pourchasse notamment la bêtise humaine.
La passion qui le fait vibrer depuis ses 14 ans, celle de faire rire, ne s’est pas émoussée, même s’il confie en chercher d’autres en ce moment. "On apprend, avec les années, qu’il n’y a pas que le travail. Je sens qu’il y autre chose que je peux faire avec ma vie. Je n’ai pas trouvé encore. L’humour, je vais essayer de fermer ce livre-là. C’est pour ça que je voulais absolument revenir à Montréal, au moins une fois."
En principe, ce pourrait bien être son dernier spectacle d’humour dans la Métropole. À la fin de sa tournée, dans environ deux ans, il envisage d’enregistrer un album, de tourner avec un show surtout musical, où seules les transitions seraient humoristiques. Puis ("mais pas avant 2004"!), peut-être de monter à l’assaut du marché américain, au moyen du cinéma ou de la musique. Après tout, il y a un peu de l’aisance du caméléon chez cet humoriste-imitateur-chanteur, Québécois d’origine haïtienne implanté en France…
"J’aime bien repartir à zéro, explique Anthony Kavanagh. Je trouve ça très stimulant. J’ai besoin de défis. Et la musique, c’est un rêve que je chéris depuis plusieurs années. Je veux le faire pour moi. Si je vends mille disques, ce sera ça, mais je me serai offert ce plaisir-là. Il y aura bientôt onze ans que je fais de l’humour; j’ai envie d’essayer une autre avenue."
Serait-on vraiment surpris qu’il parvienne à ses fins?
Du 10 au 16 juillet
Au Monument-National
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