Markita Boies : Leçons de vie
L’une monte; l’autre descend. La vie est ainsi faite, cruel balancier. Présentée dès la semaine prochaine par la compagnie Jean-Duceppe, Droits d’auteurs (Collected Stories), de l’auteur américain Donald Margulies – récent récipiendaire du prix Pulitzer pour sa pièce Dinner With Friends – explore toutes les facettes de la relation tissée entre une auteure consacrée et vieillissante et la jeune aspirante écrivain que la professeure a amicalement prise sous son aile.
L’une monte; l’autre descend. La vie est ainsi faite, cruel balancier. Présentée dès la semaine prochaine par la compagnie Jean-Duceppe, Droits d’auteurs (Collected Stories), de l’auteur américain Donald Margulies – récent récipiendaire du prix Pulitzer pour sa pièce Dinner With Friends – explore toutes les facettes de la relation tissée entre une auteure consacrée et vieillissante et la jeune aspirante écrivain que la professeure a amicalement prise sous son aile. Un texte que les Montréalais pourront découvrir deux fois plutôt qu’une, puisque Uta Hagen, la grande vedette de Broadway, va le jouer à peu près en même temps au Centre Saidye-Bronfman, dans la langue de Margulies…
S’étalant sur six années qui verront le déclin de Ruth Steiner (Françoise Faucher) et l’ascension de Lisa, sa protégée (Markita Boies), la pièce parle notamment de la difficulté d’accepter l’inévitable chute de l’âge et de passer le flambeau à d’autres. Avec l’ombre de la mort qui plane en filigrane. «Ruth comprend qu’elle vieillit quand l’autre est dans son prime time, explique Markita Boies. Elle comprend que Lisa a toute sa vie devant elle pour écrire alors qu’elle-même est en perte de pouvoir physique. Mais la pièce comporte beaucoup d’axes complexes, sophistiqués.»
Un peu comme dans Le Vrai Monde? de Michel Tremblay, Margulies pose aussi la question du droit des auteurs, «ces récupérateurs à l’affût des ventes de débarras». Lisa profite des confidences de son mentor pour lui dérober ce qu’elle a de plus précieux, une histoire d’amour de jeunesse, et écrire son premier roman. L’élève a trop bien assimilé les leçons du maître. (Une histoire elle-même inspirée d’un fait vécu: en 1993, le poète anglais Stephen Spender a accusé l’Américain David Leavitt d’avoir utilisé des pans de sa vie dans son roman While England Sleeps.)
«Lisa lui vole son âme. C’est le côté petit diable des auteurs. Oui, elle va perdre l’amitié de Ruth. C’est triste, mais la littérature est plus importante que Ruth,semble-t-il. Lisa n’a plus besoin d’elle. Elle s’en est servie comme prof.» Lisa est une «wannabe». Une arriviste, qui envie la riche culture judéo-new-yorkaise de son aînée.
Pourtant, le portrait est plus «moralement ambigu» – pour employer les mots de l’auteur – qu’il n’y paraît: Markita Boies refuse de démoniser son personnage. La comédienne voit un petit caractère pirandellien à ce face-à-face entre deux «personnages féminins complexes, tordus». Où loge la vérité? «Il y a une zone opaque: est-ce qu’il y a un méchant, et qui a raison? C’est à "chacun sa vérité". On s’est rendu compte que ce n’était ni noir ni blanc, la façon d’être de Lisa. Il y a beaucoup de choses en dessous, chez ces personnages-là. Parfois, on se dit des banalités, et c’est tout ce qu’il y a en dessous qu’il faut exprimer de façon subliminale. La difficulté, c’est de trouver une théâtralité à ce langage-là.»
Markita Boies apprécie d’évoluer dans cet univers lettré, qui parle d’art et d’écriture, et où les extraits de textes intégrés à la pièce préfigurent ce qui va arriver. «C’est un peu en filigrane: la littérature va devenir réalité. Je ne sais pas si ça va passer; mais c’est là et ça enrichit toujours la pièce.» Autre bonheur d’acteur: le texte mis en scène par François Barbeau exige de l’interprète de Lisa une subtile métamorphose au fil des tableaux. Sans artifices. Sous l’influence de Ruth, la petite banlieusarde insécure et impressionnable, excitée comme une groupie, gagne beaucoup en assurance. «On part de l’ex-boulimique sans raffinement qui se retrouve, disons, chez Anne Hébert. Elle n’a pas de culture, mais elle a du talent. Et il y a comme un mimétisme qui s’établit tranquillement au contact du maître.»
Si elle joue l’apprentie sur scène, dans la vie, Markita Boies endosse plutôt le rôle du prof: elle enseigne de temps en temps à des classes de finissants. «Il y a beaucoup de moi dans les deux personnages, estime-t-elle. Je pense d’ailleurs que l’une est le miroir de l’autre.»
Elle-même a djà eu un guide qui lui a fait découvrir «un monde plus raffiné»: le regretté cinéaste Claude Jutra, son professeur à Sainte-Thérèse. «Quand j’étais étudiante, tout le monde me disait: "Tu n’as pas de voix, tu parles sur le bout de la langue." J’étais sûre de me faire renvoyer. J’ai failli lâcher. Claude, lui, a rétorqué: "Tu parles sur le bout de la langue, Markita? C’est pas grave. C’est toi." Il m’a appris à me respecter, à croire en moi. Et m’a communiqué l’amour de la poésie, de la peinture.»
En compagnie de deux autres favoris (Marc Béland et Hélène Mercier), la comédienne était régulièrement invitée chez Jutra. Une intimité qui a duré deux ou trois ans, à l’époque où s’amorçait le déclin du cinéaste. «Après, ça s’est espacé, probablement parce que nous, jeunes comme nous étions, on a été un peu ingrats. On a été pris par nos amours, notre travail… Et Claude était seul avec sa maladie.» C’est là le propre du lien professoral: l’élève n’est pas là pour donner, mais pour prendre…
Du 6 septembre au 14 octobre
Au Théâtre Jean-Duceppe
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