Denise Guilbault : Le sens des valeurs
En quatre ans et cinq pièces, Denise Guilbault a rapidement acquis une solide réputation de metteure en scène. Il faut dire que celle qui enseigne depuis bientôt 22 ans au Collège Brébeuf n’avait rien d’une débutante. Avec La Reine morte, le "classique" d’Henry de Montherlant présenté au Théâtre Denise-Pelletier, elle dirige pourtant une première pièce sur une scène montréalaise autre que le Quat’Sous.
En quatre ans et cinq pièces, Denise Guilbault a rapidement acquis une solide réputation de metteure en scène. Il faut dire que celle qui enseigne depuis bientôt 22 ans au Collège Brébeuf n’avait rien d’une débutante. Avec La Reine morte, le "classique" d’Henry de Montherlant présenté au Théâtre Denise-Pelletier, elle dirige pourtant une première pièce sur une scène montréalaise autre que le Quat’Sous. Non pas que les occasions aient manqué…
"J’ai eu la chance qu’on me sollicite beaucoup, mais il y a des choses que je ne veux pas monter parce que je ne suis plus rendue là. Pour vous, je suis une jeune metteure en scène, mais ça fait très longtemps que je fais de la production, dans un contexte plus modeste, celui d’une école, mais j’y ai monté beaucoup d’auteurs difficiles, puisque je n’avais pas à me préoccuper du public ni de la rentabilité. Je ne gagne pas ma vie uniquement par la mise en scène, et c’est ma liberté. Ça me permet d’accepter des projets qui m’amènent un peu plus loin. De pouvoir dire: non, ça je l’ai déjà fait. J’ai l’âge où j’ai juste assez de maturité pour savoir quand il s’agit d’orgueil, et presque de vanité – on a tous ce désir d’être vu, approuvé. Et c’est trop éphémère, l’orgueil. Il faut que j’aie besoin de dire quelque chose."
Et ce qui a d’abord touché Denise Guilbault dans La Reine morte, c’est la relation père-fils. "Quand j’ai lu la pièce, très jeune, je ne pouvais pas croire qu’un père dise à son fils: "Ce que tu es ne m’intéresse pas."" En conviant ses étudiants de seconde année collégial – pas si éloignés en âge des adolescents qui forment le public cible de la compagnie Denise-Pelletier – à assister à des répétitions, la charmante metteure en scène a pu constater qu’ils étaient encore très atteints par ce rapport-là.
Tragédie de facture classique, créée en France occupée, en 1942, La Reine morte a été inspirée à l’auteur des Célibataires par une pièce du Siècle d’or espagnol, Autopsie d’un crime d’État, elle-même librement basée sur un fait historique. L’oeuvre oppose passion amoureuse et pouvoir: le roi du Portugal (René Gagnon) a formé le dessein, politiquement souhaitable, de marier l’orgueilleuse Infante de Navarre (Isabelle Roy) à son fils, Pedro (Hugues Frenette). Or, non seulement le prince ne ressent-il aucune inclination pour la couronne, mais il a déjà épousé, en secret, la belle Inès de Castro (Noémie Godin-Vigneau). Tout conspire à ce que le roi, malgré ses hésitations, en vienne à vouloir la sacrifier à la raison d’État…
"C’est facile, abuser d’un pouvoir, constate Denise Guilbault. Et à toutes sortes de niveaux. Un prof peut abuser de son pouvoir, un journaliste, un metteur en scène (rires)… Je pense qu’à un moment donné, le pouvoir doit amener près de la folie."
Au-delà de la politique, La Reine morte s’intéresse surtout à l’impact du pouvoir sur l’humain: le roi Ferrante, un être complexe, ambigu, désillusionné, dont le trajet fut constamment partagé entre "l’enfer (et les) cieux". "C’est la déchéance d’un homme qui était très puissant, mais qui est au bout de son règne, qui voit son pouvoir décliner de jour en jour, et qui a un rendez-vous très rapproché avec la mort. Il se retrouve face à ce qu’il a accompli dans sa vie. Il regarde par-dessus son épaule et dit: je n’ai accompli que ça. Finalement, c’est comme si tout s’annulait, comme s’il n’avait rien fait."
La beauté du texte
Ce qui fait la singularité de La Reine morte, c’est d’abord sa langue. Un verbe majestueux et littéraire, que la metteure en scène s’est employée à dépouiller de son excédent de dentelles. "On doit la dompter, c’est une langue qui présente une certaine résistance. Pour moi, c’est bien important qu’on se la mette en bouche. Le danger, c’est que la langue porte la pièce, tellement elle est belle. Elle doit rester au service des personnages, qui ont quelque chose à dire. Donc, il s’agit de ne pas perdre l’urgence, il faut se l’approprier. Sans vouloir aller contre elle, j’essaie de la mater (rires). Un peu comme un bel étalon qui est encore plus beau quand il est monté par un bon cavalier…"
Elle n’a donc pas hésité à couper un peu dans les détours pris par Montherlant. "Ainsi, on ressuscite d’une certaine façon des textes qui s’en allaient doucement vers la tombe. La Reine morte, ça fait très longtemps que ç’a a été joué (NDLR: au Rideau Vert, en 1958, puis sous forme de téléthéâtre, en 1965). Pourtant, c’est très beau. J’ai pris certaines libertés, mais je pense qu’il vaut mieux prendre des libertés que de se priver d’un texte comme celui-là."
Gardant à l’esprit le public d’aujourd’hui, Denise Guilbault est bien consciente que certaines images naïves pourraient jurer en notre ère de cynisme galopant. Elle les manie avec précaution. Reste que la pureté romantique de l’amour qui fleurit entre Inès et Pedro lui fait du bien. "Aujourd’hui, ces choses-là deviennent douteuses, tellement on est cynique. On est dans une époque de séparations, de conditions, de compromis à ne pas faire. On a comme une hyper-lucidité, et on ne veut rien manquer, on veut être sûr de ne pas être berné. Pour moi, ç’a a été très important de monter les George F. Walker, où j’étais dans des milieux sordides, et j’adorais ça, mais je trouve ça aussi important de montrer Inès et Pedro aux jeunes: regardez, peut-être que sur le coup ça paraît kétaine, mais bon Dieu qu’ils ont l’air bien! (rires)"
La charmante metteure en scène navigue ainsi entre l’ombre et la lumière… "J’adore rire, j’aime la vie. Mais en même temps, mon meilleur ami s’est suicidé, j’ai vu des gens très noirs dans ma vie. J’ai un côté très sombre, alors je comprends ces gens. Pour l’équilibre, j’ai besoin de cet éventail-là."
S’inscrivant en faux contre le personnage d’insignifiant que les savantes études sur La Reine morte dépeignent volontiers, Denise Guilbault voit en Pedro un être qui prône d’autres valeurs que celles de son père. Un homme qui préfère le bonheur simple de ceux qu’il aime à la gloire, au pouvoir et au devoir d’État.
"Dans ce sens-là, c’est archi-moderne, soutient-elle. Mes étudiants s’y reconnaissent: choisir les vraies valeurs, profiter de la vie… Actuellement, on se bat pour récupérer une qualité de vie, et on a beaucoup de difficultés, parce qu’on travaille tous trop. On est pris dans une espèce de tourbillon, un rythme qui n’a pas de bon sens. Et on voudrait tous reculer, prendre soin de notre couple, si on en a un, ou essayer de trouver le temps d’en former un… On a tous un peu abandonné ça, sans trop s’en rendre compte, au profit de la réussite. C’est de tout ça que parle La Reine morte, étrangement, mais dans d’autres termes. J’aimerais qu’elles soient entendues, ces valeurs-là." Et tant pis si ça a l’air naïf…
Du 27 septembre au 21 octobre
Au Théâtre Denise-Pelletier
Voir calendrier Théâtre