Serge Denoncourt : L'ami américain
Scène

Serge Denoncourt : L’ami américain

Le metteur en scène Serge Denoncourt a la rarissime occasion de travailler sur du Tennessee Williams "brut", et d’être ainsi en contact direct avec les mots d’un jeune auteur qui deviendra le plus grand dramaturge américain.

Ce n’est pas tous les jours qu’un metteur en scène a l’occasion de monter une création de… Tennessee Williams! Créée en février 1998 au Royal National Theatre de Londres, Not About Nightingales n’a jamais fait l’objet d’une production en français. Et pour cause: cette pièce signée par un Tennessee Williams de 27 ans, alors étudiant en dramaturgie, a dormi pendant cinq décennies dans les archives de l’Université du Texas à Austin. Il aura fallu l’intervention combinée de Lady Maria St-Just, l’exécutrice testamentaire de l’auteur de La Ménagerie de verre, et de l’actrice Vanessa Redgrave, pour que cette oeuvre prenne enfin son envol scénique…

Serge Denoncourt, à qui la compagnie Jean Duceppe a confié la tâche de créer Rien à voir avec les rossignols dans la langue de Michel Tremblay, est visiblement emballé par cette chance inespérée: mettre en scène un "jeune auteur inconnu", dont on sait les sommets qu’il a atteints par la suite. "C’est vraiment comme si on créait un jeune auteur. J’aurais envie de l’appeler 25 fois par jour pour lui dire: pourquoi telle scène?, ou ça, c’est trop long. C’est un travail passionnant – un peu comme quand j’avais fait Comédie russe – de prendre un auteur dont on sait qu’il est un génie, mais en retournant à la base. Il y a des maladresses, il en met trop parfois. Sauf qu’en même temps, il est là; on le sent poindre. Pour moi, c’est un privilège. On pensait que ça n’était plus possible, mais là, je crée un Tennessee Williams. J’en reviens pas…"

Le metteur en scène a donc le plaisir de séparer le bon grain de l’ivraie dans ce "devoir d’école, qui sent l’étudiant de talent", où le jeune auteur s’est permis d’expérimenter plusieurs styles. "C’est une très belle pièce, mais elle n’est pas aboutie comme ses chefs-d’oeuvre La Chatte sur un toit brûlant ou Un tramway nommé Désir. Ce qui me fascine, c’est la question que je pose dans le programme: si elle avait été présentée en 1938, les gens auraient-ils su percevoir le dramaturge important qu’il allait devenir, ou est-ce qu’on l’aurait lynché et qu’il n’aurait plus jamais écrit de sa vie?… Parfois, on y reconnaît Tennessee Williams, et parfois non. C’est sa pièce la plus sociale que j’aie lue. Et c’est ce qui me plaît. Les pièces que je monte n’ont pas la réputation d’être sociales, mais j’essaie le plus possible de les prendre par cet angle-là. Dès qu’une oeuvre permet ça, je suis à l’aise."

Rien à voir avec les rossignols s’inspire d’un scandale qui a secoué les États-Unis en 1938, et indigné le dramaturge en herbe: afin de mater une grève de la faim, 25 détenus sont enfermés dans un local surchauffé, véritable chambre à vapeur, d’une prison de Pennsylvanie. Littéralement ébouillantés, quatre malheureux ne sortiront pas vivants de cette antichambre de l’enfer. Commandant une distribution de quinze comédiens, la pièce raconte la tentative de rébellion de prisonniers qui vivent, dans des conditions inhumaines, sous la coupe d’un gouverneur particulièrement sadique (Michel Dumont, "un des plus grands acteurs au Québec").

Déjà, on voit l’un des thèmes "williamsiens" à l’oeuvre: l’enfermement et la possibilité d’évasion par l’imaginaire – sauf qu’ici, au lieu d’être "prisonniers d’eux-mêmes", les personnages le sont au sens propre… La pièce dresse en fait un pont entre deux mondes interreliés: les scènes en prison, plus sociales; et celles se déroulant dans le bureau du gouverneur, qui, avec leur climat de sexualité trouble, annoncent déjà l’univers de "psychodrame" du grand auteur.

Tennessee Williams y transpose d’ailleurs son ambivalence d’alors face à sa propre sexualité, à travers le personnage d’Eva (Marie-France Lambert), jeune fille pure à la fois terrorisée et excitée par son patron pervers. "Je pense qu’il ne faut pas être un grand psychologue pour comprendre que Williams nous parle de quelque chose qu’il voit devant lui, dont il a immensément peur, mais qui l’attire énormément. À cette époque, il en a encore la vision d’une chose laide et sale."

Sauf qu’on est en 1938. À l’aube d’une ère de pouvoir meurtrier. "En même temps, c’est vraiment une pièce sur le totalitarisme, sur l’abus de pouvoir. Mais un Brecht serait allé directement dans la démonstration. Alors que Williams accumule les détails de vraie vie. On voit déjà que c’était un réaliste. Le psychodrame pointe toujours en dessous du social. Et je me bats de moins en moins contre ça."

Si la pièce ne parle pas nommément du fascisme, difficile de ne pas y songer. Et c’est le thème qui intéresse d’abord Serge Denoncourt, qui l’inquiète. "Je suis très préoccupé par la montée de la droite. Et je l’ai constaté pendant mon année sabbatique en Europe: on entend des propos qui n’auraient pas été pensables il y a 20 ans. Je trouvais que la pièce permettait de se questionner sur ces hommes qui dirigent le monde, de parler de tous ceux qui meurent parce qu’un dictateur est complètement déconnecté."

Avec son méchant monstrueux, son superhéros (Normand D’Amour), prisonnier modèle aspirant à l’émancipation intellectuelle, et sa jeune fille naïve qui "veut absolument être dans un film de George Cukor", Rien à voir avec les rossignols est une pièce peinte aux couleurs de son époque, où les personnages sont des symboles. Denoncourt la monte dans cet esprit, un peu tanné qu’on évalue les oeuvres d’hier sans la conscience de l’époque. Pour apprécier cette pièce écrite par "un jeune homme idéaliste", mieux vaut laisser son regard cynique d’aujourd’hui au vestiaire.

"Parce qu’on est en 2000, on a toujours peur du manque de nuances, déplore-t-il. Ça m’emmerde royalement, dans la mesure où c’est un mélodrame; un bon mélo américain du début des années 40. Et c’est correct: il y a de très grandes oeuvres qui sont unidimensionnelles. Si l’on est capable de regarder un vieux film américain, on peut regarder cette pièce-là avec le même plaisir, résume un Denoncourt très en verve, qui émaille son discours de références cinématographiques (un art qui, incidemment, lui fait les yeux doux, à son grand étonnement, depuis la présentation de son court métrage Via Crucis en compétition à Venise).

"On pense que la sophistication, c’est de couper les cheveux en quatre. Moi, ça commence à me taper sur les nerfs, ça aussi: moins on comprend, meilleur c’est. Je n’en suis pas sûr, moi. Il y a des oeuvres simples qui sont très bonnes. Et on n’a pas à avoir honte d’aimer ça. Il y a quelque chose de très salvateur à mettre sur scène des méchants et des héros. Et que les héros gagnent, même si ce n’est pas comme ça dans la vie. Le théâtre permet alors de se venger de la vie."

Du 25 octobre au 2 décembre
Au Théâtre Jean-Duceppe
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