L’Aparté : Scène politique
Assiste-t-on à la résurrection du cabaret-théâtre à saveur politique? Depuis septembre dernier, un café-théâtre attire Luc Picard, Michel Chartrand et un public avide de théâtre à saveur sociopolitique. Enfin
Au lendemain des mornes élections fédérales, on se croirait revenu 30 ans en arrière, à une époque où l’on ne parlait pas de désintéressement politique. Mardi dernier, ils étaient une quarantaine à s’entasser à L’Aparté pour écouter une adaptation des notes sténographiques du procès de Michel Chartrand, Robert Lemieux et Pierre Vallières en février 1971! Sur la petite scène érigée à l’avant de l’exigu café-théâtre, les comédiens – parmi lesquels Luc Picard et Denis Trudel, interprètes de felquistes dans le film Octobre… – lisent leur texte avec conviction pour un public attentif, complice.
"On va essayer de se remettre des élections d’hier, annonce d’entrée de jeu Trudel, co-organisateur des lectures de L’Aparté. Ici, on tente de créer un lieu de parole, de sens, de retrouver la signification de certains mots comme liberté, justice. On est une gang à penser que depuis 20 ans, toutes les questions du devenir collectif ont fui nos scènes. Les auteurs préfèrent scruter leur moi. Mais à force de se regarder le nombril, on risque d’attraper un torticolis…"
Assisterait-on à la résurrection du cabaret-théâtre à saveur politique? La popularité de ces lectures, qui ont lieu plusieurs fois par mois au petit resto situé en face de l’École nationale de théâtre, est en tout cas symptomatique, à une époque où les cafés-théâtres sont tombés en désuétude (Le Farfadet, rue Saint-Denis, proposait aussi des lectures publiques) et où les textes qui s’avouent politiques se font rares.
"Ce type de théâtre existe peu en ce moment, constate Nadine Vincent, propriétaire de L’Aparté. Pour nous, c’est donc une façon de tenir, par le biais du théâtre, un discours politique qui n’est pas entendu sur les scènes. Il nous semble que cela corresponde à un besoin, qu’il y avait un manque. Les spectateurs qui viennent ici sont absolument enchantés. Je pense que les gens sont désabusés de la classe politique, mais que les causes, le social, les intéressent encore."
Ouvert il y a un an par cette ancienne responsable des communications au Théâtre de Quat’Sous, L’Aparté a su se gagner un public croissant, dont un nombre important de jeunes, en misant uniquement sur le bouche à oreille. "Beaucoup de gens qui viennent ici ne vont pas au théâtre, note la comédienne Annick Bergeron, qui a déjà signé une mise en lecture et qui est une spectatrice assidue. Il y a ici des débats politiques beaucoup plus intéressants que ceux qu’on a vus à la télévision…"
Depuis septembre, les lectures de L’Aparté comportent trois volets: les pièces de répertoire, les procès politiques, et le théâtre d’actualité. Voyant que les spectateurs avaient spontanément tendance à rester après les lectures pour discuter, Nadine Vincent et Denis Trudel ont formé un petit comité d’auteurs qui écrivent de courtes pièces sur un sujet d’actualité, des mises en situation fournissant matière à débat au sein du public. L’équipe ne fait pas mystère de ses convictions indépendantistes et de sa sensibilité de gauche, ce qui colore les questions soulevées: par exemple, la charité profite-t-elle davantage à ceux qui donnent?
Outre les textes à portée politique, dans un sens large (on peut aussi bien traiter de la torture en Amérique du Sud que lire des pièces de Vaclav Havel ou de Camus), la maison accueille des spectacles en tout genre, servant notamment de rampe d’essai pour auteurs en mal de lieux où "casser" leurs textes. Les demandes sont nombreuses. "Des petits endroits où tester un texte, il n’y en a pas beaucoup, souligne Nadine Vincent. Les gens sont très contents de pouvoir venir prendre un risque mesuré."
Le retour du café-théâtre?
Il fut pourtant une époque où Montréal grouillait de cafés-théâtres. Au début des années 80, on en dénombrait encore pas loin d’une douzaine. "C’était un théâtre de la parole, note Gilbert David, historien du théâtre québécois et enseignant à l’Université de Montréal. Comme les lieux théâtraux n’étaient pas aussi développés qu’aujourd’hui, ça comblait une demande pour des textes de création." David regrette la disparition de ce rôle de "bancs d’essai" que les cafés-théâtres jouaient alors. "C’est beaucoup plus difficile pour les jeunes auteurs aujourd’hui, qui doivent disposer d’un budget à tout casser. À cause du nombre effarant de nouveaux auteurs, il faudrait qu’il y en ait encore. Peut-être que ça va revenir: les théâtres installés ne peuvent pas absorber tous les nouveaux textes."
L’historien se souvient de la création de Provincetown Playhouse, de Normand Chaurette, au Café Nelligan; et du solo Ne blâmez jamais les bédouins de René-Daniel Dubois, à La Licorne (alors sur Saint-Laurent). Des moments forts. "Ce n’était pas aussi guindé que la sortie au théâtre. C’était un contexte plus détendu, plus convivial, plus simple. Il y avait une plus grande complicité entre la scène et la salle. C’était une période excitante. Je pense aussi que ça reflétait la volonté de changement qui animait le milieu théâtral à l’époque. Aujourd’hui, je trouve qu’il y a un ronron. C’est le régime de la productivité."
Si l’on en croit Nadine Vincent, les interprètes seraient les premiers ravis de revenir à la formule directe du café-théâtre. L’Aparté n’a aucun mal à recruter des volontaires au sein de la gent artistique. "Il y en a plusieurs qui me disent: "Enfin! ça revient à Montréal!" Cela semble correspondre à un besoin. Quand ils constatent la qualité d’écoute des spectateurs, les acteurs sont épatés. Il semble qu’ils manquaient de contenu. Et que ça leur fait un bien fou de revenir à l’essentiel." Un enthousiasme que n’atténue pas le maigre dédommagement pécuniaire – pour ceux qui demandent un cachet. L’établissement n’a pas le droit de charger un prix d’entrée: on passe donc le chapeau après les représentations.
La complicité que génère le café-théâtre politique a ses charmes… et ses écueils. Ainsi, lors de la deuxième lecture du procès de Michel Chartrand et consorts (qui sera d’ailleurs repris les 15 et 16 janvier), on a vu le truculent syndicaliste en personne venir assister à la lecture, dédoublant en quelque sorte l’interprétation par Luc Picard du coloré personnage. Nadine Vincent en rigole encore. "Évidemment, il intervenait tout le temps. À un moment donné, Pierre Drolet, le comédien qui jouait le juge, a dit: "Je suis plus à plaindre que le vrai juge Ouimet: il n’avait qu’un Chartrand en face de lui, j’en ai deux…""
L’Aparté
5029, rue Saint-Denis
Programmation: http: / /aparte.citeweb.net
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