Dominique Quesnel : La dérive du continent
Elle a choisi le métier d’actrice à cause de son amour pour les grands classiques. Or, depuis 15 ans, Dominique Quesnel a fait sa marque dans le théâtre de création. Après sa digne Pénelope au TNM, on la retrouve cette semaine sur la scène du Théâtre d’Aujourd’hui dans la plus récente pièce de Daniel Danis.
Ce pourrait bien être l’une des comédiennes les plus mésestimées des planches montréalaises. Dominique Quesnel trône rarement à l’avant-plan de la scène, là où triomphent les reines consacrées, les Drapeau, Guilbeault, Cadieux. Mais cette solide actrice de composition livre régulièrement de mémorables incarnations. Comment oublier la pathétique vieille de Cabaret Neiges noires, la majestueuse Pénélope de L’Odyssée, l’énorme dame indigne de Willy Protagoras enfermé dans les toilettes?…
Les voies du casting ont voulu que Dominique Quesnel fasse surtout sa marque dans le théâtre de création. Encore cette saison, on la verra dans trois nouvelles oeuvres. À commencer, cette semaine, par Le Langue-à-Langue des chiens de roche, un texte de Daniel Danis accouché par René Richard Cyr, au Théâtre d’Aujourd’hui. Un de ces univers mystérieux, aux accents lyriques, dont l’auteur de Cendres de cailloux a le secret.
"Dès la première lecture, j’ai trouvé ça très étrange mais très fascinant, confie la comédienne, rencontrée dans son appartement du Plateau, peu avant Noël. Et on dirait que plus on travaille sur le texte, plus on se rend compte qu’il s’en dégage quelque chose qui nous dépasse. Je pense qu’il y a là une force qu’on ne comprend pas encore, quelque chose d’extrême. Ça fait appel à notre besoin d’amour, à notre violence, au désespoir… Et c’est porté par une langue extraordinaire. Une langue particulière, qui intègre quasiment les didascalies dans les dialogues. Moi, j’ai bien du plaisir à dire ce texte. La chose qui prime, c’est cette langue-là. Comme si la parole était la seule chose qui nous restait. On a nos corps et nos mots. Il n’y a pas de superflu. Tout est laissé au texte. Plus ça va, plus on épure. Et les mots sont dits avec précision. Parfois, avec les textes québécois, on dirait qu’on a tendance à être un peu mous (dans la diction). On se l’approprie. Mais ici, non. Tant mieux, parce que c’est un beau texte."
Morcelée en 32 "vagues" dont chacune vient percuter la précédente, la septième pièce de Daniel Danis installe sur une île isolée quatre couples formés ou en devenir. Amante débridée de Coyote (Normand D’Amour), Déesse (Quesnel) vit avec Joëlle (Marie-France Lambert) et sa fille adolescente Djoukie (Isabelle Roy). Méfiante, se refusant à l’amour, Joëlle résiste aux yeux doux de Simon (Jean-François Pichette), un ancien militaire traumatisé par les atrocités dont il a été témoin. Tandis que la jeune Murielle (Catherine Bonneau) offre sa virginité à Charles (Patrick Hivon), le fils aîné de Léo (Pierre Collin), Niki son cadet, (Sébastien Rajotte), trouve l’Amour idéal dans les bras de Djoukie. Mais la tragédie couve…
Avec les 246 chiens (!) du chenil de Léo qui s’agitent en arrière-plan, cet univers insulaire flirte avec une dimension mythologique… Le personnage de Déesse s’inspire d’ailleurs de Déméter, divinité de la fertilité chez les Grecs, la déesse Terre dont la fille s’était fait enlever par le dieu des Enfers. Un mythe explicatif du cycle des saisons, où l’abondance succède à l’aridité.
"Il y a plein d’allusions à ce mythe dans la pièce, mais comment fait-on pour jouer ça? s’esclaffe Dominique Quesnel. On est en pleine recherche. Et même René Richard – un gars qui sait toujours où il s’en va – cherche comme nous. Et ça, je trouve ça super. Il y a du plaisir là-dedans, pas de l’angoisse. C’est une production où les gens sont très allumés. Les concepteurs (Alain Dauphinais à la musique originale, Marie-Pierre Fleury aux costumes, le peintre François Vincent à la scénographie…) sont très présents. On sent vraiment que les gens se sentent engagés. Et il y a eu beaucoup de discussions au sein de l’équipe, de points de vue différents exprimés, ce qui est bien."
"Comment réussir à sauvegarder la pureté d’une rencontre amoureuse dans un monde révolté et violent où la survie est le seul mode d’existence? Comment garder le contact avec les dieux et les forces de la nature dans un monde où la rage se conjugue à la déroute des âmes?", écrit dans le communiqué de presse le metteur en scène de Langue-à-Langue. L’amour innocent de Niki et Djoukie tente de s’épanouir au milieu d’une sorte de brutalité sauvage, qui s’incarne dans les hurlements des chiens (les personnages eux-mêmes jappent parfois!) et les "partys rage", des orgies rituelles que Coyote orchestre sur la plage…
"Marie-France (Lambert) et moi jouant deux Amérindiennes, il y a une connexion à ce monde des forêts, des animaux, explique Dominique Quesnel. C’est ce qu’on a de plus primaire et en même temps de plus vrai, et qu’on masque. Ce titre, Le Langue-à-Langue des chiens de roche, renvoie à une espèce de dichotomie entre quelque chose de très vivant et quelque chose de complètement figé. Et il s’agit d’essayer de se libérer de cet enrochement-là, et de sortir les vraies choses, d’arriver à la vérité, à la pureté du couple de petits jeunes, peut-être… La finale a l’air bien tragique, mais je pense qu’il y a un espoir dans la pièce, grâce à la réunification de tous les couples."
La tragédie amérindienne
À travers les personnages de Joëlle et de Déesse passe tout un monde disparu. "Elles ont été dépossédées, comme les Amérindiens l’ont été, mais plus encore, parce qu’elles se sont fait chasser de chez elles. Et elles se sont retrouvées seules à 17 ans, enceintes, à devoir se refaire une vie, privées de tous repères. Joëlle s’est endurcie, refermée. Déesse vit un autre sorte d’enfermement: elle boit et elle se stone, elle se fait baiser par tous les habitants de l’île. C’est une façon de fuir, d’oublier. Mais elle se réveille à un moment donné. C’est un personnage tellement attachant."
Afin de mieux comprendre la tragédie amérindienne, la comédienne a dévoré La Saga des Béothuks, de Bernard Assiniwi. Elle aime bien fouiller le contexte de ses personnages. "J’ai lu dernièrement un livre de David Mamet, où il disait: "Voyons donc! Un acteur qui joue Hamlet n’a pas besoin de connaître l’histoire du Danemark!" Mais moi, j’aime m’inspirer ainsi, je trouve ça très nourrissant. Même si c’est juste pour moi et qu’il n’y aura probablement rien de ça qui va transparaître dans mon jeu. Ce livre, je voudrais que tout le monde le lise: ça aide à comprendre beaucoup de choses." Visiblement, cette plongée au coeur de la blessure collective des Amérindiens lui a donné envie de défendre le personnage de Déesse…
"Je ne dis pas qu’on peut changer le monde en faisant du théâtre, mais je pense qu’on peut faire du bien aux gens. On peut amener une réflexion, ce que je trouve important. Ça m’est déjà arrivé de me questionner là-dessus: Qu’est-ce que ça donne en fait? En quoi c’est utile à la société? Mais je pense que ça apporte quelque chose. On a besoin de s’émerveiller, d’être touché, on a besoin d’espoir, de pouvoir sentir des choses. Moi, je me souviens des premières fois où je suis allée au théâtre, je trouvais ça tellement incroyable de voir du monde en chair et en os. On a l’impression d’assister à quelque chose d’unique, et ça se passe sous nos yeux. C’était ça que je voulais faire. C’était clair."
La comédienne le sait avec certitude depuis l’âge de 12 ou 13 ans. "Je pense que ça avait rapport avec ma timidité. Et au plaisir. Pour moi, c’est extraordinaire d’arriver sur une scène et de pouvoir faire rire ou de toucher les gens. On dirait que le théâtre me permet de communiquer des choses que je serais peut-être incapable d’exprimer autrement. Ça a l’air thérapeutique… Mais il y a un peu de ça. On dirait que c’est plus facile pour moi de prendre contact avec les gens ainsi (rires). C’est pas que cette timidité est insurmontable, c’est juste qu’il faut que je connaisse bien les gens et que je travaille longtemps avec eux avant d’être à l’aise. Mais une fois que je me laisse aller…"
Mon amie fidèle
Il suffit de jeter un coup d’oeil au C.V. bien rempli de Dominique Quesnel pour comprendre que la comédienne est une personne fidèle. Et, manifestement, les metteurs en scène ont aussi envie de lui être loyaux. En 12 ans, elle aura été dirigée à quatre reprises par Dominic Champagne et près de dix fois par René Richard Cyr! Une belle complicité qui s’est nouée très tôt dans sa carrière. Elle a croisé Champagne sur les bancs de l’École nationale de théâtre, où l’auteur en herbe suivait des cours d’écriture. S’ensuivront Cabaret Neiges noires, Lolita, Don Quichotte, L’Odyssée, avec la gang du Théâtre Il va sans dire, devenue presque une petite famille scénique.
Quant à Cyr, il l’a repérée lors de son spectacle de finissants à l’École nationale. "Cette rencontre avec René Richard a vraiment été déterminante. Il m’a engagée tout de suite quand je suis sortie de l’École, pour L’Éveil du printemps. Et dans la petite carte qu’il nous distribuait toujours le soir de la première, il avait écrit quelque chose comme: "À la prochaine, pour un bon bout de temps"." Le moins que l’on puisse dire, c’est que le metteur en scène a tenu sa promesse…
"Je me suis toujours sentie très libre dans les shows dirigés par Dominic ou par René Richard, affirme Dominique Quesnel. Ce sont des metteurs en scène qui aiment les acteurs. Et ils acceptent ce que tu proposes – à moins que ce ne soit complètement à côté de la track. Ils font confiance, et on dirait qu’ils savent comment te diriger, quoi te dire. Quand tu travailles avec des gens que tu connais, il y a un bout de chemin qui est déjà fait. Ça avance ben plus vite.
"D’un autre côté, c’est le fun aussi d’élargir ses horizons et de faire de nouvelles rencontres. J’aimerais travailler avec d’autres metteurs en scène, même si j’adore ceux avec qui j’ai travaillé. C’est un peu difficile: tout le monde a son petit clan. Mais ça arrive. En avril, je vais jouer dans une production du Théâtre du Grand Jour, Le Long de la Principale, de Steve Laplante. J’étais super contente quand ils m’ont appelée parce que c’était du nouveau monde, d’autres univers."
L’une des conséquences de cette collaboration récurrente avec ses deux metteurs en scènes fétiches est que Dominique Quesnel a surtout tracé son chemin en sautant d’une création à l’autre. N’allez pas croire que la comédienne est insatisfaite de son sort: au contraire, elle insiste pour dire qu’elle se sent très choyée. Sauf que… "Avant de sortir de l’École, je pense que j’étais pas mal naïve: j’avais l’impression que je pourrais tout jouer, que je pourrais interpréter n’importe quelle sorte de personnage. Mais ça ne marche pas comme ça."
À une période, elle s’est même posé des questions. "Parce que j’ai été rapidement identifiée à la création québécoise. Et souvent, j’ai joué des personnages qui étaient des compositions extrêmes. On est vite catalogués. Mais en même temps, j’ai eu des rôles différents. Je n’ai pas à me plaindre."
La comédienne était d’autant plus heureuse que Dominic Champagne lui propose le personnage de Pénélope dans L’Odyssée, souveraine à laquelle Quesnel a conféré une grandeur digne. "Je pense que c’était assez audacieux de la part de Dominic. Peut-être que peu de gens auraient pensé à moi pour faire ça. Et lui y a pensé. Ça m’a vraiment beaucoup touchée, et ça m’a fait très plaisir. J’étais très heureuse de pouvoir montrer que j’étais capable de faire ça aussi. Parce que moi, au départ, le théâtre que j’aimais beaucoup, c’était les grands classiques (rires)."
À 12 ans, lorsqu’elle a commencé à lire du théâtre, Dominique Quesnel se délectait des pièces de Racine, friande de "cette langue extraordinaire, de ces grands sentiments démesurés". Tout en adorant la création, la comédienne rêve toujours de grands rôles classiques.
"C’est aussi une question de casting. Je n’ai jamais joué les jeunes premières, je n’ai pas le type. Mais là, je me dis qu’avec l’âge, on va peut-être me proposer de jouer dans des classiques. Je pourrais interpréter, je ne sais pas, Médée, Agrippine… J’adorerais ça", assure-t-elle en éclatant de son rire généreux.
Alors, avis aux intéressés…
Jusqu’au 3 février
Au Théâtre d’Aujourd’hui
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