Wajdi Mouawad : Mon Amérique à moi
Scène

Wajdi Mouawad : Mon Amérique à moi

Suivre le Quat’Sous cette saison, c’est s’embarquer pour un ambitieux voyage. Lui-même itinérant, Wajdi Mouawad a dessiné une programmation qui, du Colonel Oiseau à Novecento, part de l’est, fait une pointe au sud et vogue vers l’Amérique.

Suivre le Quat’Sous cette saison, c’est s’embarquer pour un ambitieux voyage. Lui-même itinérant, Wajdi Mouawad a dessiné une programmation qui, du Colonel Oiseau à Novecento, part de l’est, fait une pointe au sud et vogue vers l’Amérique. Avec toujours la même interrogation sous-jacente. "J’avais envie de nous poser cette question, explique le directeur artistique: De quelle manière le monde fantasme-t-il l’Occident, l’Amérique du Nord, nous fantasme-t-il, nous? Et comment fait-on pour vivre avec ça? Dans l’esprit des gens, c’est la région la plus libre du monde, la plus privilégiée, ce qui n’est pas faux."

Au Nord, le Paradis? Dans un monde scindé par de cruelles iniquités, on rêve encore de l’Occident comme d’une Terre promise. Quitte à en payer le prix. En quête d’une nouvelle vie, plusieurs n’y trouvent que la mort. Les Roumains asphyxiés dans les containers des bateaux accostant à Montréal, les Chinois déshydratés dans des camions à destination de la Grande-Bretagne… Encore récemment, un cargo auquel un port avait refusé l’asile a coulé, engloutissant 11 des 12 passagers clandestins qui s’y étaient cachés. Une tragédie qui fait étonnamment écho à l’histoire décrite dans Le Mouton et la Baleine, la pièce que monte Wajdi Mouawad, et qui sera présentée à partir du 15 janvier.

Première pièce d’Ahmed Ghazali, un ingénieur pétrolier d’origine marocaine qui fait un maîtrise en philosophie à l’UQÀM sur les "liens existant entre la science et l’art", Le Mouton et La Baleine raconte les conséquences du naufrage d’une frêle barque bourrée de clandestins marocains dans le détroit de Gibraltar. Le capitaine du cargo russe qui a recueilli les corps des noyés ainsi que l’unique survivant s’engagent dans d’absurdes négociations avec les autorités marocaines pour leur livrer des cadavres dont personne ne veut. Point de convergence d’un couple franco-arabe qui se désunit lentement, et d’un clandestin africain que le médecin de bord tente de sauver des griffes de marins racistes, le bateau devient un véritable symbole de notre monde et de ses clivages…

Wajdi Mouawad a d’abord été touché par la "gratuité" du geste de l’auteur, qui lui a envoyé Le Mouton… après avoir vu Willy Protagoras. "Ahmed Ghazali a écrit cette pièce parce qu’il avait besoin de l’écrire, par nécessité d’exprimer des douleurs, des interrogations, sans même savoir si elle allait être montée. Il y a une gratuité dans l’écriture qui doit dépasser tout le reste. Quand j’ai lu Le Mouton…, j’ai senti une charge très forte de vouloir dire. Et cette émotion-là était assez bien articulée à l’intérieur d’une situation dramatique très pertinente. C’est une fable. En même temps, c’est carrément métaphysique, puisqu’il est question de la mort, de l’amour, de la vie, de la patrie, de la frontière… On sait très bien qu’on ne trouvera jamais les réponses à ces questions-là, mais il faut toujours se les reposer."

La pièce s’assoit sur le passage symbolique du détroit de Gibraltar, serré entre l’Espagne et le Maroc, point de rencontre du Nord et du Sud, d’un impossible pont qui n’existera jamais, malgré la proximité géographique. "Est-ce qu’il est véritablement possible, le rêve de vivre dans un monde de tolérance? La pièce dit non, qu’on n’y est pas arrivé. Mais elle dit aussi que ce rêve existe, même si on en est encore loin. On le retrouve à l’intérieur du couple formé par un Arabe et une Française. La situation dans laquelle ils se retrouvent devient la métaphore de leur couple, et leur véritable identité refait surface."

Cette Française bien intentionnée perd ses illusions sur elle-même, de la même façon que son compagnon a démystifié le mirage d’une Europe égalitaire pour tous. Un constat qui semble terriblement déprimant, renvoyant deux désillusions dos à dos, et creusant un gouffre impossible à combler… Étrangement, la distribution joyeusement cosmopolite (des francos, un Bulgare, un Russe, un Tunisien, un Algérien, un Ivoirien…) dément complètement l’assertion de la pièce. Les Danièle Panneton, Paul Ahmarani, Pascal Contamine, Gérald Gagnon, Dany Michaud et compagnie y côtoient Peter Batakliev, Saïd Benyoucef, Nazih Bouchareb. Pierre Curzi et le Russe Igor Ovadis s’entendent comme larrons en foire.

"La scène du Quat’Sous devient alors le lieu d’un rêve qui n’existe malheureusement qu’au théâtre: voici ce qu’on aimerait que le monde soit. Georges Perec disait: "Le mot le plus méchant de la langue française est le mot il." C’est exclusif. La pièce met en scène des gens qui passaient leur temps à utiliser le "il", et qui se retrouvent ensemble. Donc, tous les "ils" deviennent des "tu", et ils sont obligés de regarder l’autre en face."

La pièce nécessitant beaucoup de réécriture, Mouawad s’y est attelé avec l’auteur. Le metteur en scène dit se reconnaître personnellement dans le cri de colère exprimé par la pièce. Une indignation soulevée par la banalisation de situations dramatiques "que tout le monde trouve dommages, mais dont on finit par se dire que c’est normal. Non, ce n’est pas normal. Je pense que c’est très important de ne plus être indifférent au monde. Comment faire pour ne plus être indifférent? Moi, la seule chose que je peux faire, c’est de programmer des pièces qui vont me mettre en danger, parce qu’elles tentent d’exprimer quelque chose qui m’échappe un peu, qui ne me rassure pas tout à fait".

À mi-chemin de sa première saison, le directeur artistique voit très clairement où il s’en va. Il sait déjà que son mandat ne s’éternisera pas: "Je crois que c’est très dur de rester vivant comme directeur artistique plus de cinq ans, parce que c’est le travail qui s’épuise le plus vite, au niveau des idées; c’est là où tu peux commencer à te répéter le plus rapidement." Il a déjà programmé sa saison prochaine, et quasiment la suivante. "La ligne est très droite. J’ai amorcé un voyage qui arrive en Amérique, et qui aboutira probablement au Québec. Au fond, je fais mon trajet à moi."

Du 15 janvier au 17 février
Au Théâtre de Quat’Sous
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