Jacques Lessard : Rien que la vérité
Fan invétéré du père de l’absurde, JACQUES LESSARD s’attaque pour une troisième fois (!) au duo de pièces d’Eugène Ionesco L’avenir est dans les oeufs et Jacques ou la soumission. Un doublé qui dénonce l’hypocrisie des rapports humains.
Jacques Lessard
avait 14 ans quand il a découvert Eugène Ionesco. Une rencontre artistique qui a déterminé sa vocation théâtrale et ouvert la voie à une passion indéfectible qui n’a fait que s’intensifier avec les décennies. Le fondateur du Théâtre Repère a même eu la chance de rencontrer son idole, en Californie, en 1982, après une conférence prononcée par l’auteur du Roi se meurt. Le dramaturge septuagénaire a alors invité son seul auditeur francophone à dîner avec lui!
"Je posais une question, et il pouvait parler pendant 20 minutes: c’était formidable! se rappelle Jacques Lessard. On sentait qu’il avait des antennes partout. C’était comme un enfant. Il m’a donné l’impression que tout le touchait." Lui-même est pareil à un gamin émerveillé, intarissable sur le sujet Ionesco, et d’un enthousiasme désarmant.
Le metteur en scène de la Vieille Capitale a monté plusieurs des pièces de l’auteur des Chaises. Il répète l’expérience en s’attaquant – pour une troisième fois! – au duo formé par L’avenir est dans les oeufs et Jacques ou la soumission. Et il y découvre encore des choses inédites…
"C’est mon auteur favori depuis toujours, affirme Jacques Lessard. Pour moi, il est l’équivalent de Shakespeare et on va l’installer un jour parmi les grands. Je l’aime parce que c’est un poète. Il nous montre le monde d’une autre façon. On dirait qu’il est connecté sur ce qui gronde dessous, sur l’inconscient collectif. C’est ça, sa force. Il a une puissance évocatrice très grande, en plus d’avoir un esprit de dérision formidable. J’aime cet univers-là parce qu’il est riche: c’est à la fois drôle et sombre, poétique et extrêmement quotidien. Ça se lit à toutes sortes de niveaux. Il est très personnel, il n’y a rien qui ressemble à ce qu’il fait."
Et être soi-même, voilà ce qui loge au coeur du doublé présenté au Théâtre Denise-Pelletier dès la semaine prochaine. Jacques ou la soumission et sa suite L’avenir est dans les oeufs ont été écrites au début des années 50, au matin de la carrière d’Ionesco, alors que l’auteur franco-roumain critiquait le langage, jouait avec les conventions théâtrales, et dénonçait "les monstruosités et le vide, masqué par la convention, que les bien-pensants cachent en eux".
Quelle famille!
La première pièce montre les tentatives d’une famille pour faire rentrer dans le rang le fils rebelle et le rendre conforme aux autres membres de la smala (incidemment tous prénommés Jacques). Le loufoque objet de sa résistance (Jacques refuse d’aimer les pommes de terre au lard!) peut recouvrir toutes sortes de réalités… "Ionesco parle des mécanismes de la soumission. Pour qu’il devienne comme les autres, on va utiliser la culpabilisation, la menace, les promesses, le mensonge. C’est encore tellement actuel! On y reconnaît tant de comportements hypocrites qui appartiennent à la société. Et ce qui est formidable, c’est qu’Ionesco a écrit, en 1951, que Jacques avait les cheveux verts!"
L’arme ultime pour mater la dissidence de Jacques prendra les traits de Roberte, la future qu’on lui destine. Le jeune couple s’engluera dans un petit bonheur conjugal qui agira comme un éteignoir, les menant au confort et à l’indifférence… "Ça, c’est très ambivalent chez Ionesco. Il soumet Jacques par la sexualité. Il va s’endormir là-dedans, se refermer dans son petit cocon, et oublier le reste du monde. Combien voit-on de gens quitter la révolte de l’adolescence et embarquer dans une relation en oubliant qu’il y a des choses à défendre, qu’il faut se battre pour s’affirmer, pour être des individus à part entière, qui ne se contentent pas du prêt-à-penser?"
Mais ce n’est pas suffisant pour la famille qui, dans la seconde pièce, se mobilise pour pousser le couple à perpétuer le clan. Le mot d’ordre: (re)production. Pour Jacques Lessard, la productivité et la consommation sont des instruments de notre asservissement. "J’ai essayé de rendre ça visible par une accumulation de produits ménagers au centre de la scène. On consomme et on consomme pour oublier notre vide. Je pense que ça nous détourne de l’essentiel, de la compassion pour les êtres humains qui nous entourent."
Le metteur en scène veut montrer, à travers la drôlerie de cet univers, "la méchanceté qui se cache derrière ce manque de vérité dans les relations humaines". "C’est dans ce sens-là que j’essaie de diriger la pièce, en respectant son immense folie. Mais cette folie-là est toujours enracinée dans une vérité fondamentale des comportements humains. On croit parfois qu’il faut jouer Ionesco de façon absurde. Mais il faut qu’on soit capable de reconnaître le réel qui soustend ça. Il faut que l’élan soit vrai, afin que ça ne devienne pas un jeu cérébral. Je demande toujours aux comédiens de s’ancrer dans leurs émotions." Et le volubile Lessard est fier de la qualité de son équipe d’interprètes: Louisette Dussault, Jacques Girard, Gilles Pelletier, Françoise Graton, Christiane Proulx, Jacques Allard et Simone Chartrand entourent le jeune couple incarné par Stéphane Brulotte et Évelyne Rompré.
Le metteur en scène sait qu’un public adolescent sera aux premières loges (bien que le spectacle s’adresse à tous). Un univers sur mesure pour cette période de la vie où l’on est particulièrement soumis à la pression sociale et en quête de qui on est. "J’ai proposé cette pièce au Théâtre Denise-Pelletier parce que c’est une des premières que j’ai vues, et qu’elle m’avait complètement bouleversé, changé, ouvert. J’aimerais que les jeunes sachent qu’on peut voir le monde différemment, qu’on n’est pas obligés de penser comme tout le monde."
Du 24 janvier au 17 février
Au Théâtre Denise-Pelletier