Monsieur Bovary : Série noire
Scène

Monsieur Bovary : Série noire

Avec Monsieur Bovary, la série noire du TNM en matière de création québécoise se poursuit. Seule la prestation énergique de Gilles Renaud, en Gustave Flaubert, empêche cette pièce surchargée et sans point de vue de tomber dans  l’ennui.

Ces dernières années, les rares fois où le Théâtre du Nouveau Monde (TNM) s’est risqué dans l’aventure de la création, la compagnie de répertoire n’a guère eu la main heureuse… Le Voyage du couronnement, et, surtout, Stabat Mater II furent des déceptions, et ce, malgré la signature de dramaturges doués. La série noire se poursuit plus ou moins avec Monsieur Bovary, un bel objet culturel qui ne réussit pas à s’incarner sur scène…

Grand amoureux de Gustave Flaubert, Robert Lalonde s’est abreuvé à une matière foisonnante pour pondre ce portrait éclaté d’un artiste majeur, doublé d’un homme tempétueux et tout d’une pièce. Monsieur Bovary nous entraîne dans une sorte de fantasmagorie, alors que l’auteur au seuil de la mort revoit ses amantes de chair et de papier, ses amis et ses accusateurs, convoque tout son petit monde imaginaire et réel avant de plonger dans le grand néant.

Refusant la pièce biographique, Lalonde a signé un portrait érudit mais en mille miettes, prisme complexe où les scènes s’enchaînent sans qu’on voie bien comment elles se nourrissent mutuellement. Cette parade expressionniste dont la logique est peut-être plus littéraire que théâtrale se perd un peu à vouloir cerner les multiples facettes de l’artiste contradictoire que fut Flaubert: la grossièreté emportée de l’homme direct et épris de vérité; les facéties grotesques – et souvent insignifiantes – de ses créatures Bouvard et Pécuchet; le lyrisme enfiévré d’Emma Bovary (une Marie Tifo qui apparaît un peu trop sentimentale au début)…

Coeur qui aime ne peut choisir, peut-être… Et Dieu sait que la matière était abondante. La pièce survole donc les relations du grand auteur avec les amis dont il chicane les déficiences littéraires, avec ses amantes fictives, avec sa gentille nièce (Lorraine Côté); ses difficultés avec la censure; ses doux échanges avec George Sand (Patricia Nolin), ses relations ambiguës avec Maupassant (Gabriel Sabourin). Ajoutez à ce cabaret dramatico-bouffon d’occasionnelles chansons dont on comprend ici mal l’intérêt. Ça fait beaucoup pour un texte qui n’a pas su adopter une perspective forte et claire…

C’est l’imposante personnalité de Flaubert qui sauve le spectacle et lui donne une esquisse d’ossature. Un personnage éminemment théâtral que celui-là. Ceux qui ne connaissaient de l’auteur de Madame Bovary que la rigoureuse sûreté de son style découvriront un homme fort en gueule, bouillant, le verbe haut et juteux, qui a le patois inventif et ne s’en prive pas. Quelque chose comme le capitaine Haddock de la grande littérature…

Il a un peu de Cyrano dans le nez (la pièce formule d’ailleurs la comparaison), cet artiste génial et vociférateur, d’une exigence épuisante autant avec lui-même qu’avec autrui, malade de l’écriture, de l’ennui et de la bêtise humaine, lâchant cet aveu pathétique: "Je ne sais pas vivre, je n’ai jamais appris." Un personnage excessif que soutient Gilles Renaud avec une énergie, un coffre et un souffle qui ne se démentent pas.

Hugues Frenette incarne avec sensibilité Louis Bouilhet, l’ami et "cancre bien-aimé", écrasé par le talent et l’énergie de son mentor; tandis que deux comédiens que connaissent bien les habitués du Trident (coproducteur du spectacle avec le Théâtre français du CNA), Jean-Jacqui Boutet et Jacques Leblanc, sont grotesques à souhait en Bouvard et Pécuchet, ces Laurel et Hardy des petits-bourgeois. Et ce n’est pas de leur faute si les blagues ne sont pas toujours drôles…

Malgré quelques bonnes prestations individuelles et certaines scènes réussies (dont celle où Flaubert lit le récit de la mort de la Bovary, jouée avec expression par Marie Tifo), l’esthétisme comme toujours flamboyant de la production dirigée par Lorraine Pintal (le décor en forme de castelet habillé de rouge sang, les costumes intéressants de Marie-Chantale Vaillancourt) ne peut masquer l’ennui cultivé que distille hélas souvent le spectacle. Une pièce qui fait pourtant dire au personnage de Flaubert: "Le théâtre, c’est fait pour provoquer, pour soulever l’indignation, non?"

Car à travers ce cabaret carnavalesque, Robert Lalonde a voulu écrire une charge sur le "vide de notre société du spectacle" (ça tombe mal…), poser la question du désir "d’être à la fois dénonciateur et adulé" qui anime tant d’artistes aujourd’hui, en mettant sur scène un créateur qui dit haut et fort ce qu’il pense, quitte à subir les foudres sociales. Autant ce discours explicatif semble pertinent, autant on a du mal à retracer ce "portrait de notre société" dans cette pièce surchargée. Peut-être que le talentueux auteur aurait dû prendre le risque d’écrire une vraie création contemporaine pour communiquer ses idées, sans passer par l’intermédiaire de Flaubert…

Bien sûr, à eux deux, Robert Lalonde et Gustave Flaubert ne sauraient complètement rater le coche. Entre deux bordées de jurons, le texte scintille de belles phrases, genre: "La vraie beauté de l’art réside dans les coups qu’il vous porte et qui vous soulagent en vous faisant du mal."

Mais encore faut-il que les coups se rendent…

Jusqu’au 11 février
Au TNM