Alexis Martin : L’ennemi du peuple
Pour une des rares fois de sa vie, ALEXIS MARTIN n’a pas de sympathie pour le personnage qu’il défendra sur scène. Pour la bonne raison que ce dernier est plus diabolique que Richard III et Caligula réunis. Dans Hitler, qu’il a écrit et mis en scène avec JEAN-PIERRE RONFARD, le comédien incarne l’homme le plus cruel de l’histoire de l’humanité. Monologues dramatiques en forme de délire: pour ne pas oublier.
Luc Boulanger: Une pièce sur le chancelier Adolf Hitler, c’est de la dynamite comme sujet. Vous ne craignez pas de réveiller les démons?
Alexis Martin: J’espère qu’il est très clair que le Nouveau Théâtre Expérimental ne veut pas réhabiliter ce tyran. Avec notre précédente création, Transit Section no 20, Jean-Pierre (Ronfard) et moi avions amorcé un projet d’étude historique du XXe siècle. Hitler, personnage incontournable du ce siècle, en constitue la suite. Mais, en même temps, c’est sûr que c’est un pas un show de Walt Disney…
Pourquoi Hitler spécifiquement?
Pour plusieurs raisons. Premièrement, parce que c’est un personnage théâtralement intéressant. Il est diabolique, maléfique, hors du commun. On ne remet pas en question le jugement sur ce grand criminel. Mais ce qui nous a intéressé dans nos recherches, c’est de réaliser que les nazis étaient des maîtres de la mise en scène: Goebels, l’utilisation de la radio et des médias de masse, le cinéma de Leni Rifenstahl, l’art oratoire, la séduction par le langage pour véhiculer une idéologie horrible avec un grand sens de la mise en scène. Tout ça fait que c’est un personnage très théâtral en partant. Hitler a un côté comédien. Il était très soucieux de son apparence. Il faisait des photos de lui en train de s’exercer à des poses pour ses discours. Il était obsédé par son image comme la vedette d’un music-hall macabre.
Vous le jouez en plein délire, prisonnier dans son bunker, en avril 1945, quelques jours avant sa mort. Son oeuvre est-elle celle d’un fou?
C’est un idiot criminel et un artisan d’une conception du monde qui est morbide. Mais son délire est étonnamment cohérent! Dans Mein Kampf, un salmigondis d’idées stupides, parsemé de quelques intuitions géo-politiques, Hitler expose ses théories racistes et suprématistes. Il élabore une méthode, nourrie par des idées fixes, dont les trois grands axes sont l’antisémitisme, le racisme d’État (la pureté aryenne), et la haine de la démocratie.
Qu’est-ce qui fait que, dans toutes les tragédies humaines, la Shoah est unique dans l’Histoire?
En effet, on ne peut pas mettre l’Holocauste au même rang que les autres génocides. L’Holocauste et la bombe atomique sont les deux événements ontologiques les plus importants de l’histoire de l’humanité. Et ils sont arrivés au XXe siècle… Les camps d’extermination ont traité les juifs non pas comme des ennemis à tuer, mais comme des objets à éliminer. Dans son récit Si c’est un homme, Primo Levi le décrit très bien: les prisonniers juifs ne voyaient ni haine, ni peur, ni rien du tout dans les yeux des SS. Contrairement à d’autres génocides, comme celui du Rwanda, motivés par des haines ancestrales, l’élimination des juifs d’Europe fut une entreprise planifiée froidement, à laquelle ont participé des milliers de fonctionnaires allemands. On a d’ailleurs accès, dans les archives du Congrès américain, à des documents écrits par des fonctionnaires des ministères. Par exemple: une demande d’amélioration du système de ventilation des fours crématoires de manière à brûler les corps plus rapidement! Et c’est estampillé en trois exemplaires!!! C’est l’esprit scientifique et rationnel au service de l’élimination d’un peuple.
L’Allemagne est le pays de Kant, de Nietzsche et de Goethe? Cela rend-il l’horreur encore plus incompréhensible?
C’est un mystère qui ne sera jamais résolu. Certains disent que le régime nazi était un régime brutal qui terrorisait la population. Mais, en même temps, tu n’élimines pas sept millions de personnes sans des complices dans la population. Il n’y a pas seulement 50 S.S. derrière tout ça! Mais ce serait trop simple de jeter le blâme sur tous les Allemands. Et moi je pense que la Shoah, c’est la culmination de la haine du christianisme envers les juifs qui existe depuis toujours.
De toute façon, ça ne nous intéresse pas de trouver un coupable. Avec ce spectacle, on se demande s’il y a des relents de l’hitlérisme en Occident en 2001. Dans la doctrine hitlérienne, prédomine la méfiance envers l’Autre. Il y règne également une haine du parlementarisme et de la discussion qui est viscérale. Hitler disait constamment: ce n’est pas possible de gouverner à plusieurs. Il doit y avoir une tête qui pense, une tête qui soit l’émanation du peuple.
Il avait le sentiment d’être une sorte de prophète…
C’est là qu’on touche un peu à sa folie, à sa mégalomanie. Il croyait que la Providence lui avait confié la mission de rétablir la grandeur de l’Allemagne; il revenait constamment sur la fin de la Première Guerre, et sur le traité de Versailles qui, pour lui, était un coup de poignard dans le dos du peuple allemand.
Quels types de réactions attendez-vous du public qui ira à l’Espace Libre?
On pense que l’exposition de certaines idées va troubler nos contemporains. Par exemples, les positions d’Hitler sur la démocratie, l’homosexualité, l’eugénisme, ou l’euthanasie. Les nazis avaient des programmes pour éliminer les handicapés, les vieux, les plus faibles… On ne veut pas tirer de conclusions, mais Jean-Pierre et moi estimons qu’il y a des effectivement résonances actuelles dans le monde. Le désir d’exclusion, la haine des immigrés, la mystique du sang, le faible taux de participation aux élections, le cynisme face à la politique. On entend souvent des gens dire que tous les politiciens sont des pourris. C’est ce que les nazis disaient à Berlin avant de prendre le pouvoir…
Après avoir décortiqué abondamment l’idéologie du Führer et analysé la monstruosité du personnage, quelle leçon tirez-vous?
Il est plus facile d’unir les gens dans la haine que dans l’amour. Le IIIe Reich a soudé les Allemands dans la haine. En engageant leur action militaire, les nazis ont commis de tels crimes que le peuple allemand ne pouvait plus reculer. C’est une logique du crime. Et les dirigeants occidentaux ne s’en sont pas méfiés; ils croyaient qu’Hitler était un rempart contre le communisme et Staline…
Et qu’avez-vous retenu sur l’homme?
J’ai appris qu’Hitler avait tenté, à trois reprises, de s’inscrire aux Beaux-Arts à Vienne dans sa jeunesse. Et dans tout ce qu’il a dessiné, il n’y a aucun visage humain. Il ne dessinait que des ruines et des bâtiments. C’est m’a troublé. Pour moi, il représente un grand vide.
Dès le 8 février
Au Théâtre Espace Libre