Intérieur : Murmures et chuchotements
Scène

Intérieur : Murmures et chuchotements

Comme les grandes douleurs, le bonheur tranquille relève souvent du monde du silence. Dans Intérieur, l’un et l’autre se passent de mots.

Comme les grandes douleurs, le bonheur tranquille relève souvent du monde du silence. Dans Intérieur, l’un et l’autre se passent de mots. Le verbe, mesuré, appartient à ceux qui tentent de comprendre. Il faut reconnaître l’audace du Théâtre du Rideau Vert d’avoir mis à l’affiche cette tragédie feutrée du silence, dont l’austérité ne plaira sans doute pas à tous.

Important écrivain belge symboliste, quelque peu tombé dans l’oubli, Maurice Maeterlinck a écrit en 1894 cette chronique de l’annonce d’une mort. Ayant repêché le corps d’une jeune noyée, un vieillard (Gabriel Gascon, une présence solennelle et fragile à la fois, soutenue par sa belle voix profonde) et un étranger (Gregory Hlady) sont chargés d’apporter la terrible nouvelle à la famille. Mais, témoins d’un bonheur qu’ils savent aussi illusoire que fugace, ils appréhendent de rompre la douce quiétude de la maisonnée, et la regardent vivre silencieusement dans la petite bulle où elle se croit à l’abri du malheur. Un halo de vie – et de lumière sur scène – autour duquel rôdent la mort, les ténèbres.

Dans la distance creusée entre le mutisme paisible de ceux qui ne savent pas, et les atermoiements troués de silence de ceux qui en savent trop, Intérieur déroule une partition économe, centrée sur une attente sourde. En peu de mots, et à travers le silence qui les prolonge, la pièce relève d’un art de l’essentiel. L’"intérieur" où les étrangers à la famille (dont deux jeunes filles répondant aux prénoms très bibliques de Marthe et Marie, incarnées par Marie-Claude Marleau et Pascale Montreuil) plongent leur regard, c’est la pièce éclairée dans la nuit, mais aussi l’âme de ses habitants. À travers leur observation minutieuse et angoissée, les porteurs de mauvaise nouvelle tentent de distinguer l’indicible, de percer le mystère de cette vie que la mort subite permet enfin de mettre en lumière ("J’ai près de 83 ans, et c’est la première fois que la vue de la vie m’a frappé", avoue le vieillard). Voilà un beau texte, lent et dépouillé, sur le silence, la fragilité du bonheur humain et l’inéluctabilité finale de notre condition.

Ce n’est pas un hasard si c’est à Denis Marleau (qui dit avoir découvert le théâtre, à 12 ans, à travers sa pièce L’Oiseau bleu) qu’il revient de faire redécouvrir Maeterlinck. Partie intégrante d’une trilogie intitulée Trois Petits Drames pour marionnettes, Intérieur se rapproche de sa veine de spectacles sombres, presque funéraires (Urfaust, Les Trois derniers Jours de Fernando Pessoa), qui exigent de certains interprètes une rigueur absolue, voire une immobilité occasionnelle. Ici, ce sont les membres de la famille endeuillée (dont le chorégraphe Daniel Soulières et l’élégante danseuse Annik Hamel, au maintien parfait), admirables statues vivantes aux gestes rares, lents et parfaitement chorégraphiés.

Dirigé avec doigté et délicatesse, servi par les cordes graves ou grinçantes de Denis Gougeon, par les éclairages contrastés de Stéphane Jolicoeur, Intérieur est un spectacle qui s’apparente parfois davantage à l’art pictural, où la vie est raréfiée, contenue, immobile. Une oeuvre chuchotée, au rythme lancinant, tendue dans l’attente, qui commande l’admiration sans vraiment passionner. Un beau tableau à observer, entre ombre et lumière, entre vie et mort.

Jusqu’au 17 février
Au Théâtre du Rideau Vert