Luce Pelletier et Denis Bernard : Âmes soeurs
Scène

Luce Pelletier et Denis Bernard : Âmes soeurs

LUCE PELLETIER et DENIS BERNARD ont transposé l’action des Trois Soeurs de Tchekhov 30 plus tard, pour créer un spectacle en deux temps. Un jeu de miroirs, où le malheur d’une génération reflétait celui de l’autre.

Le Théâtre de l’Opsis poursuit son cycle Tchekhov avec une ambitieuse relecture des Trois Soeurs dans laquelle cohabitent le passé et le présent. Luce Pelletier et Denis Bernard signent à quatre mains cette création mettant en scène 17 comédiens, dont huit sont des fantômes du passé, les souvenirs, en fait, des neuf autres. Après l’Albertine, en cinq temps de Tremblay, place à Macha, Olga et Irina en deux temps…

Fascinés par Les Trois Soeurs, Luce Pelletier et Denis Bernard tenaient tous deux mordicus à monter l’histoire de ces jeunes femmes exilées en province, rêvant d’un eldorado nommé Moscou. Au fil de leurs discussions et d’une lecture publique il y a deux ans, ces deux fidèles de l’Opsis ont eu un flash: pourquoi ne pas transposer l’action 30 plus tard, tout en faisant de certaines scènes des souvenirs, joués par de jeunes alter ego des personnages? Un genre de jeux de miroirs, où le malheur d’une génération reflétait celui de l’autre. "Nous nous sommes divisé les scènes. Depuis décembre, nous répétons avec nos distributions respectives, sans nous consulter, révèle la directrice de l’Opsis, rencontrée avec son collègue dans les locaux de la compagnie. Ce soir, nous répéterons pour la première fois tous ensemble."

Cette étonnante expérience est menée avec la collaboration d’une vaste distribution: Marie-France Marcotte, Suzanne Clément, Monique Spaziani, Jean-François Casabonne, Paul Savoie, Caroline Lavigne, Marcel Pomerlo et Michel-André Cardin pour le passé; et Monique Miller, Catherine Bégin, Danielle Proulx, Daniel Gadouas, Christian Bégin, Marie Michaud, Benoît Girard, Benoît Dagenais et Luc Senay, pour le présent. "Nos deux approches sont très différentes, ajoute Denis Bernard, mais nous avons constaté que cela ne posait pas de problème, puisque de toute façon, Tchekhov est plus fort que tout!"

Réunis par leur passion pour le grand dramaturge russe – ce médecin dont on a dit qu’il livrait des "leçons d’anatomie existentielles" – les deux metteurs en scène éprouvent un attachement particulier pour son avant-dernière pièce. Luce Pelletier avait annoncé à ses collaborateurs, dès le début du cycle, qu’elle se réservait le morceau. Denis Bernard a joué André sous la direction d’Yves Desgagnés, lors de la reprise des Trois Soeurs, en 1995 chez Duceppe. Un rôle qui s’est transformé en cauchemar quand sa copine a perdu l’enfant qu’ils attendaient, après sept mois et demi de grossesse. "Tous les soirs, je devais pousser un carrosse vide sur scène. J’en ai encore la chair de poule! confie-t-il. Cette pièce m’obsède et me colle au cerveau depuis ce temps, comme une mouche à un plafond. Et là, j’ai l’impression que je vais enfin accoucher."

Ensemble, ils ont donc fait un gros plan sur l’évolution des soeurs Prozorov. "Notre décision de mélanger deux époques apporte de l’acuité au propos de Tchekhov", croit Luce Pelletier. "Cela donne une pièce très émouvante, qui pose la question: vieillir, ça veut dire quoi?", complète son collaborateur. Trente et un ans après la mort de leur père militaire, que sont les trois soeurs devenues? Comment réagiront-elles, cette fois, à l’arrivée d’un régiment? "Elles ont développé une acceptation de la fatalité." Denis Bernard les imagine plus sereines, résignées à leur destin sans envergure.

Depuis quelques années, le comédien a lui-même beaucoup réfléchi au passage du temps. "En vieillissant, un acteur prend de la maturité, et peut devenir meilleur. Ce qui m’intéresse dans le travail avec des comédiens d’expérience, c’est de voir l’humanité qu’ils peuvent donner aux personnages de Tchekhov. Je ne perçois plus la pièce comme une oeuvre russe, parce que j’y vois mes tantes, ma grand-mère, ce que je deviendrai, mon Moscou à moi…" Outre le plaisir qu’il éprouve à travailler avec des interprètes plus âgés, Denis Bernard s’enthousiasme pour la liberté offerte par l’Opsis. "Ce que je souhaite qu’on retienne, c’est la valeur de création derrière cette entreprise. Ici, c’est l’esprit créatif qui est valorisé, et non le résultat."

Tous deux affirment avoir la piqûre de la mise en scène. Luce Pelletier a des atomes crochus avec la dramaturgie russe; elle l’a confirmé l’an dernier en dirigeant avec bonheur L’Homme en lambeaux de Mikhaïl Ougarov et Monsieur Smytchkov, l’adaptation d’une nouvelle de Tchekhov. Denis Bernard croit, quant à lui, qu’après 20 ans de métier, le temps est venu de mettre à profit sa vaste expérience de comédien pour diriger d’autres acteurs, comme il l’a fait dans La Fin de la civilisation, de George F. Walker.

L’une s’exprime avec douceur; l’autre, avec fougue. Arriveront-ils à faire, ensemble, un spectacle qui ait une unité? "C’est vrai que notre travail est à l’opposé, reconnaît Denis Bernard. Et c’est tant mieux: l’un sert l’autre. On est comme le chaud et le froid, l’eau et le feu. Luce travaille sur des lignes, sa mise en scène est très droite, épurée, à l’allemande. Tandis que moi, c’est Cuba à deux heures de l’après-midi…"

Du 21 février au 24 mars
À l’Espace Go