Les Oiseaux de proie : Entre justice et compassion
Scène

Les Oiseaux de proie : Entre justice et compassion

Une production minutieuse, sinon très enlevante, d’un texte intéressant mais qui court peut-être un peu trop de lièvres à la fois…

Trois quarts de siècle plus tard, le supposé "crime du siècle" aura hélas perdu de son caractère exceptionnel. Si le meurtre "gratuit" pouvait étonner à l’ère du gangstérisme façon Al Capone, on en aura vu d’autres depuis: assassinats d’enfants par d’autres enfants, crimes au mobile mystifiant, racoleur cocktail meurtre-sexe-argent-célébrité. Pourtant, l’assassinat crapuleux d’un gamin de 14 ans, commis en 1923 par deux jeunes membres de l’élite bourgeoise de Chicago, conserve toujours de sa fascination vénéneuse, à cause notamment de la question qui le hante toujours tel un mystère: pourquoi?

Écrite en 1985, par le dramaturge-scénariste (Gladiator, c’est lui) John Logan, alors à peine plus âgé que ses protagonistes, Les Oiseaux de proie retrace le fameux procès subi par Nathan Leopold et Richard Loeb, deux fils de bonne famille, aussi brillants qu’immatures, attirés par l’idéal nietzschéen du surhomme, qu’ils ont interprété comme une permission de transgresser la morale et les lois sociales. Quel gâchis…

Grâce à une architecture éclatée et assez complexe, l’auteur déconstruit leur histoire et déjoue ainsi la forme traditionnelle du sempiternel court drama, en première partie, alors qu’on s’intéresse surtout à la relation ambiguë nouée entre les deux jeunes hommes. À l’alchimie meurtrière de leurs personnalités, pimentée en prime d’homosexualité (cette "déviance", alors suspecte, dont on ne parlait qu’à mots couverts).

Souple, charmeur, élégant, Sébastien Ricard fait vivre sans peine – malgré un jeu un peu inégal – le séduisant Loeb, à l’assurance éclatante mais au caractère instable. Avec une vulnérabilité moins masquée par l’insouciance, Sébastien Delorme le complète fort bien dans un rôle plus introverti, celui de l’intellectuel surdoué, amoureux de son comparse. Les deux Sébastien forment un couple aussi crédible que troublant. Très belle scène que celle qui les voit danser sur le toit au son d’une mélodie d’Irving Berlin; rare image lyrique d’une pièce qui s’apparente parfois plutôt à une reconstitution à la rigueur journalistique (le spectacle efficacement dirigé par Claude Poissant loge d’ailleurs dans un décor de Raymond Marius Boucher recréant une salle de presse). Écho, peut-être, de la froideur "entomologiste" qui a présidé à un crime que les meurtriers auraient voulu parfait…

On a donc droit à la production minutieuse, sinon très enlevante, d’un texte intéressant mais qui court peut-être un peu trop de lièvres à la fois: histoire d’amour tordue, reconstitution d’un procès – qui entraîne la remise en question des valeurs d’une époque, pour finir par un débat sur la peine de mort – toujours pratiquée, faut-il malheureusement le rappeler, au sud de nos frontières -, par le biais de longs plaidoyers antagonistes. Devant un public jouant en quelque sorte le rôle du juge, Gérard Poirier défend avec sa prestance coutumière l’humanisme bourru de Clarence Darrow, grand avocat de la défense qui fit cette déclaration éloquente: "Si la société dans laquelle je vis n’est pas plus humaine, plus tolérante, meilleure que l’action insensée de ces deux accusés, alors je regrette d’avoir vécu si longtemps."

Une phrase qu’on devrait peut-être ruminer, alors qu’il est revenu à la mode de réclamer des châtiments musclés, et pour des accusés qu’on voudrait de plus en plus jeunes (qu’on pense à la controverse entourant la loi sur les jeunes contrevenants). Quelque 75 ans après la tragédie Loeb-Leopold, force est de constater que la société cherche encore sa voie, entre la justice et la compassion, la déresponsabilisation de nos actes et la répression vengeresse…

Jusqu’au 24 mars
Au Théâtre Jean-Duceppe

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