Sébastien Harrisson : La chanson des vieux amants
Scène

Sébastien Harrisson : La chanson des vieux amants

À 25 ans, SÉBASTIEN HARRISSON a écrit une pièce sur deux vieux amants de 70 ans qui se demandent quel héritage ils laisseront? Elle sera créée la semaine prochaine au Théâtre d’Aujourd’hui.

La fiction emprunte parfois des chemins étonnants. Prenez Floes, le texte de Sébastien Harrisson qui sera créé la semaine prochaine au Théâtre d’Aujourd’hui. Comment ce tout jeune homme, frêle et rieur, en est-il venu à accoucher de deux septuagénaires, qui échangent souvenirs et déceptions à l’approche de la mort?

"Les gens me demandent comment je fais pour écrire sur les regrets qu’on peut éprouver quand on meurt, raconte l’auteur âgé de 25 ans. Je me suis mis dans la peau de ces personnages avec une sorte d’anticipation. Je me suis dit : Qu’est-ce qui me ferait vraiment peur, le jour où je vais mourir? Il y a beaucoup de mes peurs, je pense, dans cette pièce-là.

"Et moi, faire parler un jeune sur scène, j’en suis incapable. C’est ce que je trouve de plus difficile. Il y a une volonté de se projeter, et ça finit toujours par donner quelque chose d’immatériel, entre le personnage et l’alter ego flou. Tandis qu’avec des individus de 70 ans, tu n’as pas le choix de t’abandonner au fait que ce sont des personnages. Et étonnamment, je pense que cette distance me permet d’insuffler beaucoup plus de moi-même, puisqu’il y a aussi une impression d’être protégé. Personne ne va dire : "Mon Dieu, c’est Sébastien Harrisson qui est là, à travers ces deux vieux messieurs!"

Écrite à sa sortie de l’École nationale de théâtre, en 1998, récipiendaire l’année suivante de la Prime à la création du Fonds Gratien-Gélinas, Floes explore pourtant une question qui "obsède" le jeune auteur: ce qu’on laisse derrière soi, au terme de son existence. Abandonné à la solitude glacée de la nuit polaire après un accident d’avion dans la mer Arctique, un couple de vieux amants (Robert Lalonde et Jean Marchand) dérive sur un bloc de glace, sans rien à quoi se raccrocher. Devant l’imminence de la mort, ces êtres qui ont consacré leur vie à des quêtes intellectuelles prennent conscience qu’ils ne légueront rien de tangible.

"J’ai mis de l’avant ce qui m’inquiétait le plus: comment je vais réagir au fait, par exemple, de pas avoir fait d’enfants?, explique Sébastien Harrisson. Est-ce que je vais douter, me dire que j’aurais mieux fait d’avoir des enfants au lieu de me casser la tête à écrire des textes de théâtre?… Et j’ai l’impression que, par moments, tout concourt à nous faire croire que la vie est dénuée de sens. Pour moi, il y a vraiment dans cette pièce un désir de remettre du sens à l’avant; de se dire: on participe à quelque chose qui nous dépasse un peu."

Le saut dans le vide
L’auteur a donc confronté son duo d’intellos à l’immensité de l’Arctique, aux forces quasi-immuables d’un ordre naturel; les a dépouillés de tous les codes sociaux. "Il y avait aussi toute la question de la stérilité. Ils se retrouvent dans un lieu où l’on n’a plus de repères, un peu dans l’abstraction, dans le vide, afin d’être vraiment confrontés au fait de finir avec rien de palpable. Et il y a cette idée qu’à la fin, ce ne sont que deux voix qui restent, comme perdues dans la nuit. D’une certaine façon, cette représentation-là est presque comme une illusion. En même temps, ils sont dans une relation très humaine, mais dans un cadre complètement antiquotidien. J’aime beaucoup ce choc du très incarné et du très poétique."

Une poésie qui s’inscrit aussi dans l’écriture. "J’ai le souci que la langue soit vraiment musicale, expose l’auteur. Pour moi, il faut que le rythme soutienne le propos, qu’on entende déjà le sens dans la cadence. Le texte est construit comme une série de motifs récurrents qui ponctuent une trame de base."

Dans cet univers stérile flirtant avec l’onirisme surgit une figure spectrale, représentant paradoxalement la maternité: une lady enceinte venue réclamer à ce désert glacé le cadavre de son mari, un explorateur disparu depuis un siècle… Floes, dont Harrisson a confié la mise en scène à Alice Ronfard, jongle avec les zones un peu troubles du rapport à la féminité. D’une opposition entre les forces de la nature et le désir d’être dans la vie de l’esprit…

"C’est sûr que dans cette obsession de la continuité, il y a un questionnement qui vient de mon homosexualité, relève l’auteur. On est vraiment en dehors du cycle de la vie, au sens biologique. La question n’est pas de savoir si c’est bien ou mal, mais plutôt comment on peut y participer autrement. Parce que je ne pense pas qu’il y ait une seule façon de s’intégrer à la marche du monde. Mais il faut trouver sa façon, en marge, afin de ne pas avoir l’impression d’être dans le vide. Je pense qu’il y a dans la pièce un désir de dire: rendons-nous compte qu’on participe à quelque chose de global et qu’on n’est pas là pour rien."

Au seuil de l’heure dernière, les personnages de Floes sont hantés par une remise en question existentielle. "Tout choix implique un renoncement. Et eux se demandent si ça a valu la peine de renoncer à tout ça. Je pense qu’ils finissent par accepter qu’ils ont fait quelque chose. Mais ce qu’ils ont construit est invisible, et c’est ce qui les trouble le plus. C’est ce que je trouve intéressant: on ne laisse rien de concret aux yeux des hommes, et pourtant on laisse quelque chose. Des idées, des impressions. C’est aussi noble de passer sa vie à se questionner que de faire des enfants… (rires) Ça change autant la face du monde, je pense."

Et Sébastien Harrisson, lui, a-t-il trouvé sa manière de contribuer à la "marche du monde"? "C’est certain que dans l’écriture, il y a un désir de transmission. Pas que je croie posséder une vérité. Mais plutôt au sens où je me dis: j’apporte quelque chose de vivant, une force, à la collectivité. Il y a cette impression de ne pas vivre que pour moi. Mais je pense que ça existe chez tout auteur, cette impression de se rendre utile."

Du 28 février au 24 mars
Au Théâtre d’Aujourd’hui