Trois Soeurs : Avec le temps
Le Théâtre de l’Opsis, qui a l’habitude des ateliers de mise en scène comparée, signe là un curieux exercice confrontant passé et présent.
Elles ont pris des rides, les Trois Sours; mais pour le reste, elles sont toujours confites dans leurs rêves impossibles, leurs espoirs déçus. Prisonnières d’un destin tragi-comique, les héroïnes d’Anton Tchekhov poursuivent un bonheur qui leur échappe toujours, et dont la quête, teintée d’illusions et de déconvenues, paraît si étonnamment proche de la nôtre.
Dans Trois Sours (notez la suppression de l’article), donc, une adaptation de la grande pièce russe par Luce Pelletier et Denis Bernard, les immortelles jeunes frangines (lumineuses Marie-France Marcotte, Monique Spaziani et Suzanne Clément) ont pris la forme de souvenirs qui hantent les vieilles dames (Catherine Bégin, Monique Miller et Danielle Proulx) qu’elles sont devenues 30 ans plus tard. Mais rien n’a vraiment changé, l’arrivée d’un régiment militaire éveille toujours la nostalgie de Moscou…
Le Théâtre de l’Opsis, qui a l’habitude des ateliers de mise en scène comparée, signe là un curieux exercice confrontant passé et présent (par ailleurs sans vraiment ancrer la pièce en 1930), et intégrant deux approches. Mis en scène à quatre mains et en deux temps par des metteurs en scène qui se sont séparé les répliques avant d’ouvrer séparément, le spectacle tenait de la gageure. Une restructuration qui rend la pièce plutôt ardue à suivre. Ça présente forcément quelque chose d’un peu artificiel, cette mosaïque de scènes qui s’imbriquent, nous imposant la répétition de certains tableaux. Comme si la vie radotait, mais dans des couleurs très différentes.
Il y a bien sûr des éclats de bonheur dans cette production inégale, portée par une distribution hétérogène mais riche en bons interprètes. Les scènes, sortes de condensés tchékhoviens, qui ouvrent et ferment le spectacle, la vivacité de certains tableaux de groupe… Mais Trois Sours, qui orchestre parfois de curieux croisements, peine à fondre en un tout cohérent cette collision entre deux univers. Entre les émotions paroxystiques des fantômes du passé et la détresse mêlée de résignation (et d’une certaine ironie, au tout début) des demoiselles vieillissantes, parées de coiffures peu seyantes, l’air vaguement ridicule, rêvant toujours à Moscou comme à la promesse d’une vie meilleure.
Ce contraste apporte bien quelques rapprochements éclairants: par exemple, le frère éteint (Daniel Gadouas) qui contemple le souvenir de son amour naissant, trop éphémère bonheur, pendant que sa femme, la redoutable Natacha (martialement campée par Caroline Lavigne et Marie Michaud, laquelle ne semble pas avoir vieilli au même rythme que les autres…), l’accable de reproches. Mais la résignation d’Andreï jeune (sensible Jean-François Casabonne) était déjà patente dans la pièce.
En fait, cette idée, théoriquement intéressante, ne sert vraiment qu’à souligner l’évidence: le temps qui passe, les rêves qui fuient, l’immobilisme, la nostalgie, et les supputations quant à l’avenir, tout ça compose déjà l’étoffe des Trois Sours. Et de tout le théâtre tchékhovien, pourrait-on peut-être avancer. Les personnages de Tchekhov se sentent déjà vieux à 30 ans – ou à 24, comme l’Irina de la pièce originale, croulant sous la lassitude, sous l’impression d’avoir raté sa vie, d’être passée à côté de quelque chose. Qu’elles en aient 60 n’ajoute pas grand-chose de plus à l’affaire. Était-ce vraiment la peine d’en rajouter pour poser ce constat accablant que rien ne change?
Au sein de son intéressant Cycle Tchekhov, le Théâtre de l’Opsis a beau jeu de se lancer sur des pistes exploratoires. C’est là son mandat; tant mieux si les artistes y trouvent leur compte. Mais pour le spectateur, l’exercice risque de sembler un peu vain. Sorte de jeu temporel emberlificoté, plaqué sur une pièce qui se suffisait parfaitement à elle-même…
Jusqu’au 24 marsÀ l’Espace Go