Denise Guilbault : Question d’équilibre
Depuis sa récente nomination à l’École nationale de théâtre du Canada, DENISE GUILBAULT fait beaucoup parler d’elle. Avec raison. Rencontre avec une des plus grandes pédagogues en théâtre au Québec.
La reconnaissance officielle tarde souvent à venir. Après 20 ans de métier, Denise Guilbault l’a eue coup sur coup à la fin du mois de février. Lors d’une soirée à Rideau Hall pour souligner le 40e anniversaire de l’École nationale de théâtre, elle recevait les félicitations de la Gouverneure générale, Adrienne Clarkson, pour sa récente nomination à l’École. Trois jours plus tard, c’était au tour de Paul Ahmarani, lors du Gala des Jutra diffusé à la télévision, de la remercier chaleureusement devant un parterre bondé de comédiens.
Certes, Denise Guilbault n’était pas inconnue. Depuis 1996, elle a signé une demi-douzaine de mises en scène dans des théâtres professionnels, dont L’Abdication, au Quat’Sous, avec en vedette sa soeur (la comédienne Élise Guilbault). Toutefois, cette soudaine reconnaissance ne vise pas seulement l’artiste mais aussi la professeure et la pédagogue. Chose rare au Québec.
Pendant 18 ans, Denise Guilbault a été responsable de la discipline théâtre au Collège Jean-de-Brébeuf, où elle a enseigné, entre autres, à Julie Snyder et à Joëlle Morin. À partir du 1er août, elle sera directrice artistique des programmes d’interprétation, d’écriture dramatique et de mise en scène de la plus prestigieuse institution d’art dramatique au Canada. "Il y a un renouveau total à la section française de l’École, explique Denise Guilbault. André Brassard, Alice Ronfard et Élisabeth Bourget quittent. Le programme de mise en scène est remis sur pied. Je dois donc bâtir une nouvelle équipe."
L’intelligence du texte
Selon madame Guilbault, la richesse de l’École nationale, sa particularité, c’est d’engager des professeurs qui sont également des leaders et des créateurs-phares du théâtre québécois (tels Dominic Champagne ou Wajdi Mouawad). L’École se distingue aussi en misant sur une formation moins conventionnelle que celle des conservatoires. Et pas toujours à son avantage… Comme sur le plan de la diction, par exemple. "En général, les acteurs d’aujourd’hui projettent moins bien qu’avant, reconnaît-elle. Mais ils ont une intelligence du texte que leurs aînés n’avaient pas nécessairement. Un acteur qui n’est pas coincé dans un carcan technique devient plus disponible. À mon avis, ça l’aide à mieux servir le personnage. Maintenant, c’est vrai qu’on peut améliorer la diction."
Pour Denise Guilbault, la réflexion éclaire la pratique théâtrale, car elle lui donne un nouveau souffle. "Ce que je demande aux futurs interprètes? Une lucidité dans la présence; un acteur doit comprendre intellectuellement ce qu’il dit et fait sur une scène. Il doit savamment doser l’écoute, la sensibilité et la technique. Les grands maîtres répètent souvent aux acteurs de faire attention au succès. Car le succès, c’est une forte dose d’approbation qui réconforte un comédien. Mais il peut aussi lui nuire: il peut l’empêcher d’aller plus loin ou ailleurs dans son jeu, par crainte de ne plus avoir cette dose d’amour."
Et l’instinct, c’est un mythe? "Je ne nie pas l’instinct, mais ce n’est pas assez… Un acteur qui ne mise que sur son instinct risque d’atteindre vite un plafond. C’est comme pour un athlète: le comédien doit atteindre un équilibre. Si son talent n’est pas canalisé, développé, ça reste une énergie folle. L’instinct en soi, c’est très anarchique."
"Néanmoins, une expérience émotive peut provoquer une réflexion intellectuelle. Mais, de nos jours, le mot "émotif" est devenu extrêmement douteux; ça sonne trop introspection. Pourtant, c’est par les émotions que les humains se reconnaissent. À l’inverse, si l’acteur se fond dans l’émotion, ça devient thérapeutique. L’interprétation, c’est un art, pas une thérapie pour expier une douleur. Je crois qu’il faut un équilibre dans le jeu comme dans la vie."
N’allez pas croire que Denise Guilbault est trop sévère avec les acteurs. Son exigence est basée sur sa profonde admiration pour eux. Et elle croit que pour mieux diriger un comédien, un metteur en scène doit avant tout l’aimer, le réconforter, afin de lui donner confiance pour l’emmener, en toute sécurité, au soir de la première.
L’humiliation, la critique mesquine, la souffrance dans le travail pour se dépasser ne font pas partie de sa méthode. "On oublie trop souvent que l’acteur de théâtre est celui qui revient au front tous les soirs. En forme ou malade. Les concepteurs, le metteur en scène, le directeur artistique ou l’auteur… Tout ce monde peut rester en coulisses ou être ailleurs pendant les représentations. Or l’acteur est son propre instrument. Un pianiste à qui on demande de se redresser devant son piano, c’est une chose. Mais quand on fait des reproches à un comédien sur son propre corps, sa propre voix, c’est autre chose… Il faut prendre soin des acteurs, parce que c’est la matière première du théâtre."
En matière de jeu et d’enseignement, Denise Guilbault a des croyances, une vision. Elle refuse de suivre les modes. Une main de fer dans un gant de velours, telle pourrait être sa devise: "Je travaille beaucoup dans le rire, mais j’exige de la discipline. Pour moi, l’apprentissage, c’est 50-50. L’institution fait la moitié du chemin; et les étudiants font l’autre moitié.
"Mais attention, c’est dur, l’École nationale de théâtre, dit-elle. C’est comme entrer en religion! Un étudiant sacrifie quatre ans de sa vie. Si son espoir ultime, c’est de faire de la publicité ou de se voir sur la couverture du TV-Hebdo, il va se décourager rapidement. L’École nationale forme des artistes. Pas des vedettes."