Patrice Savard : Leçon de vérité
Scène

Patrice Savard : Leçon de vérité

À en juger par la saison théâtrale à Montréal, le maître de la dérision, Eugène Ionesco, n’a pas fini de nous faire rire et réfléchir. Avant d’incarner le professeur dans La Leçon, PATRICE SAVARD nous parle de son métier avec une désarmante franchise.

Cette saison, les Ionesco vont par paires. Quelques semaines après la présentation jumelle de Jacques ou la soumission et de L’avenir est dans les oeufs, les deux premières oeuvres du dramaturge roumain – elles aussi souvent montées en programme double – font chacune l’objet d’une production distincte. Une convergence qui incline à penser que le maître du théâtre de la dérision n’a pas fini de nous faire rire – et réfléchir…

Les deux spectacles s’annoncent en tout cas peu conventionnels: La Cantatrice chauve, célèbre parodie de drame bourgeois, est ainsi jouée dans le salon d’époque d’un bed & breakfast sis coin Saint-Hubert et Ontario! Mise en scène par Sylvain Binette, la production du Théâtre de la Maison jaune et de la Troupe de l’Abstrus est interprétée notamment, jusqu’au 15 avril, par Serge Mandeville et Isabelle Drainville.

Présentée au Théâtre La Chapelle sous la signature du metteur en scène Oleg Kisselev, La Leçon raconte l’assujettissement d’une jeune élève pimpante (Noémie Godin-Vigneau) par un professeur réputé (Patrice Savard). À travers le langage, la pièce montre un rapport d’autorité qui dérape dans l’abus de pouvoir…

"Cette jeune fille lui fait vivre une crise intérieure terrible, parce qu’il se rend compte que tout son système de connaissance tient sur rien, explique Patrice Savard. Elle lui fait comprendre qu’il a un manque énorme au niveau émotionnel."

Le comédien prévient toutefois qu’il ne faut pas figer l’interprétation de La Leçon: "Elle reste ouverte, comme la vie." Lui-même y voit une illustration du chemin "ardu et dangereux" de la connaissance.

Le metteur en scène a cherché à "moderniser" la pièce créée en 1951, en plein après-guerre. "Et Ionesco, c’est un piège à clichés terrible, à cause de tout ce qui entoure la conception de l’absurde. Au départ, tu te mets à jouer de façon absurde, et c’est faux! Dieu sait combien la vie produit des situations absurdes, parfois. Mais on ne joue pas absurde! On est vraiment dedans. Il a donc fallu prendre le texte comme une partition nouvelle, et le charger d’un fond émotionnel et psychique contemporain."

Cette approche passe par l’intégration d’un choeur représentant l’esprit d’anciens élèves trucidés, ainsi que par la modulation du texte et des mouvements des comédiens sur la structure "très moderne" du jazz. La pièce a déjà été présentée une fois devant public, à l’automne. Puis à cinq autres reprises, après une longue pause. Patrice Savard est très reconnaissant à Phoebe Greenberg, directrice artistique des Créations Diving Horse, d’avoir ménagé à l’équipe de bonnes conditions de création qui lui permettent d’aller plus en profondeur.

Car, s’il y a une chose que le comédien trouve "vraiment absurde", c’est le système actuel, qui précipite généralement les comédiens dans la fosse aux lions de la première médiatique, après quelques semaines de répétitions à peine. "Pour nous, c’est terrible, parce qu’on n’est jamais prêts. Les conditions sont extrêmement frustrantes. C’est long, de bien saisir un personnage. Moi, j’ai besoin de temps. Faut que je me sente en confiance: alors seulement, je peux ouvrir les valves. Par contre, je ne suis pas bon en audition."

Patrice Savard rêve d’un système où les comédiens seraient payés décemment pour s’entraîner en atelier et répéter. "Ce que j’entends autour, c’est que les gens trouvent le théâtre plate. Il y a même des acteurs, faisant partie des distributions, qui disent: "Ah moi, le théâtre, c’est pas ma tasse de thé." Moi, le théâtre, c’est ma passion; j’ai mis tous mes oeufs dans ce panier-là. Et si l’on nous donne des bonnes conditions, peut-être que ça va être moins plate…"

Pour qui est habitué à entendre les comédiens défiler leur ronron du service avant-vente, Patrice Savard se montre d’une franchise parfois désarmante… Ça lui joue d’ailleurs des tours. Peu doué pour les jeux de coulisses, l’intense acteur vit une relation d’amour-haine passionnée avec ce drôle de métier, qu’il prend très à coeur.

"Ce sont des bêtes étranges (les comédiens). J’en fais partie, et, en même temps, ça ne me convient pas totalement. C’est un peu malade d’être sur une scène et de ressentir du plaisir parce que des gens te regardent faire semblant (rires). Et d’en arracher à cause de ça. Et à travers ça, tu es ballotté aux mains des metteurs en scène, des producteurs. Il faut plaire. Sinon, tu ne travailles pas. Ce métier-là se passe trop dans les coulisses. Faut faire du social. Et moi, j’ai été jeté à la porte de l’École nationale parce que je n’étais pas sociable… Je peux l’être parfois. Mais si un agent m’appelle pour me dire: "Il faut que tu sois gentil avec telle personne, habille-toi de telle façon, et dis-lui ça"… C’est la pire chose à me dire. Je suis trop orgueilleux pour faire des courbettes."

"C’est pour ça que je travaille seulement avec Oleg Kisselev, finalement. Parce qu’il est au-delà de tout ça. Ce qu’il veut, c’est ce qui se passe sur le plateau. Et il sait que je bûche sur un plateau. Mais en dehors, je suis très malhabile…"

La Leçon
Du 22 mars au 1er avril
Au Théâtre La Chapelle

La Cantatrice chauve
Jusqu’au 15 avril
À la Maison jaune (2017, rue Saint-Hubert)